- Votre film est le remake d’un film américain pas
très connu mais fort apprécié des spécialistes du film noir, Fingers de James Toback, avec Harvey
Keitel. Pourquoi vous en être inspiré ?
Jacques Audiard : C’est un film qui m’a marqué, quand je l’ai vu à
Paris en 78. On a eu beaucoup de mal à le revoir après. C’est un film qui a
marqué, je crois, tous les gens qui l’ont vu, et dont les thèmes
m’intéressaient.
- Ce qui est amusant, c’est que ce film américain
faisait lui-même référence à un film français, Tirez sur le pianiste…
J. A. : Ah
bon ? Je n’y avais pas pensé.
- Qu’avez-vous changé pour faire de ce film américain
un film français ?
J. A. : Ce qui m’intéressait, c’était le problème de la filiation : de quoi, de
qui est-on le fils ? Et puis surtout le mouvement du personnage :
est-ce qu’on peut changer sa propre vie ? C’est un thème qui m’a toujours
intéressé, qui parcourt mes films. Ce que j’ai changé ? L’original se
situait dans le milieu de la mafia italo-new-yorkaise, ce qui ne m’intéressait
pas trop. Alors on est passé à quelque chose de plus réaliste que ça, le milieu
de l’immobilier à la marge de la légalité. Et puis surtout je crois que le
personnage a beaucoup changé.
- Romain Duris et Linh Dan
Pham, comment avez-vous fait pour entrer dans l’âme, la sensibilité d’un
pianiste de concert ?
Romain Duris : Il se trouve que notre coach était ma sœur. J’ai été baigné depuis
tout petit dans l’atmosphère de son travail au piano. Je l’ai vue passer des
heures à travailler des morceaux. Donc même si je n’ai jamais joué, je savais
ce que c’était que travailler d’un instrument. Pour le film on est parti de la
base : j’ai appris à lire une partition. Puis on s’est mis à travailler
les extraits de la Toccata de Bach qui intéressaient Jacques. C’était très
technique. Ca a l’air très difficile vu de l’extérieur, mais en fait ça rentre
assez vite du moment qu’on travailler beaucoup. C’est comme pour tout, je
suppose… Après j’ai découvert la sensibilité, j’étais content de percevoir ça,
de ressentir l’émotion que ça peut procurer de faire traîner une note, par
exemple.
Linh Dan Pham : Moi, j’avais fait des études de piano quand j’étais petite, mais
j’avais arrêté. Donc j’ai travaillé avec Caroline Duris pour une remise à
niveau, une remise en forme. La question qu’on a surtout travaillé, c’est celle
de la pédagogie. Comment faire passer le savoir et la sensibilité à
l’élève ? Moi aussi je me suis ouverte à la sensibilité, car petite, je
voyais le piano de façon très technique.
- Vous sentez-vous plus
proche d’un certain cinéma américain que du cinéma français ?
J. A. : Non
non non, pas du tout. Je me sens très french
boy, très cinéaste français !
- Peut-on voir en Tom un
héros de la Nouvelle vague, avec son côté délinquant et son style ? Il a
beaucoup de style !
J. A. : Comment dire… Ce n’est pas… Je vais répondre autrement : le film parle de
la filiation. A partir du moment où on fait un remake, ça pose aussi la
question de la filiation : quel cinéma nous a formé ? Les années 70
ont été mes années de formation, où ma cinéphilie s’est forgée. Donc il y a
peut-être de ça, effectivement… Mais pas seulement le cinéma français, et pas
seulement non plus le cinéma américain. Le cinéma allemand, italien…
- On peut voir votre film
comme un conflit entre l’art et l’argent. Est-ce que la fin, où Tom devient l’agent
de Miao Lin, est en ce sens négative ?
J. A. : C’est
vachement bien, ça ! Je suis absolument d’accord. C’est très juste :
l’argent et l’art, oui. Et puis au départ il est dans un milieu très viril,
machiste, et à partir du souvenir de sa mère il s’ouvre au monde des femmes. A
la fin, il concilie les deux : violence et sensibilité. Donc c’est plutôt
positif, dans le sens où il est moins bête à la fin qu’au début !
- En fait vous faites un
thriller américain, mais vos personnages ont une profondeur, une sensibilité inhabituelles…
J. A. : Mais c’est bizarre, cette
référence, tout le temps, au cinéma américain ! Je ne suis pas d’accord.
C’est oublier tout un pan du cinéma italien, par exemple : la comédie
sociale italienne, qui introduit la réalité, le présent au cinéma. Mes
références tiennent autant de cette cinématographie-ci que de celle-là. Il y a
de toute dans ma cinéphilie : des films russes, tchèques… La cinéphilie,
ce n’est pas univoque, c’est fait de plein de choses – et peut-être certaines
choses innommables aujourd’hui, d’ailleurs ! Mais bon…
- Pouvez-vous nous parler
du rôle majeur de la musique classique ?
J. A. : En fait, le personnage de Tom a un
rapport non hiérarchisé à la musique – c’était déjà là dans le film de Toback,
où Keitel écoutait des trucs improbables en se baladant dans la rue. Ici, c’est
pareil : il peut passer sans transition de Massive attack à Bach. J’aime
bien, ça, ça me touche, ce personnage qui désacralise la musique, pour qui il
n’y a pas de musique noble et de sous-musique.
- Pouvez-vous nous parler
des scènes entre Tom et Miao Lin, qui ne peuvent pas communiquer par les
mots ?
J. A. : Tom choisit son professeur
précisément parce qu’elle ne parle pas, parce qu’ils ne pourront pas
communiquer, parce qu’elle ne pourra pas lui dire au bout de 2 jours :
« Mais arrête, ce n’est pas la peine, oublie ton projet, tu en es
incapable ». Et puis il y a l’idée que la musique dans des mots comme adagio ou andante, fait tout passer… A la fin, c’est presque comme si Tom
parlait le vietnamien !
- Les relations entre vos
personnages sont très dures. Dans tous les films français que j’ai vus
récemment, j’ai vu ça. Les amis passent leur temps à s’insulter, à s’envoyer
promener… Je me pose des questions : est-ce que les gens sont comme ça à
Paris ? (rires) Vous pouvez m’expliquer cette tendance ?
J. A. : Je ne sais pas, moi… Bon, déjà le
choix du milieu détermine pas mal de choses. Et on est dans quelque chose qui
est de la fiction… Je ne sais pas si ça répond à votre question. Disons qu’il y
a un effet de loupe. J’aime bien les histoires un peu excessives, sinon
pourquoi les raconter…
- Les films que j’ai vus
n’étaient pas situés dans un milieu qui justifie cette violence…
J. A. : Je ne sais pas quoi vous répondre…
Peut-être que le cinéma français a tendance a forcer le trait ?
- Votre film commence par
une confession très touchante, très juste, de Gilles Cohen à Romain Duris, une
confession qu’on fait à son meilleur ami. Or la scène d’après, Duris accumule
les « putain, fait chier ! » et n’en a rien à faire que son ami
ait été mordu par un rat. Ca n’arriverait jamais, ça, au Québec !
J. A. : Mais, je veux dire, on peut être
ça et autre chose tout le temps, on peut être attentif un moment, s’engueuler
comme du poisson pourri après… Maintenant que je vous dis ça, vous devez vous
demander comment c’est chez moi !
- Est-ce que c’est typique
de la France moderne, urbaine ?
J. A. : Je ne sais pas. Je n’ai pas
l’ambition de faire un cinéma de témoignage. Juste un simple ancrage sociologique,
puis raconter autre chose.
Raphaël Lefèvre : Vous
parlez de l’envie de raconter « autre chose », vous avez parlé
d’excès, mais tout à l’heure vous avez aussi parlé de réalisme. Pourquoi ?
Est-ce que le milieu des promoteurs immobiliers vous intéresse vraiment, ou
c’est juste un métier comme un autre et puis on passe à « autre
chose » ?
J. A. : La proposition du film de Toback,
c’était la mafia italo-américaine. Alors quand on se pose la question de
l’adaptation, on ne peut pas transposer ça tel quel en France, et puis c’est un
milieu archétypal très usé au cinéma. Et puis il fallait asseoir l’histoire sur
un sol solide, vraisemblable. Ce milieu véreux, concret, qui réunit des gens
très différents, nous servait. Et oui, ça m’intéresse, ces gens qui sont à la
fois dans la légalité et l’illégalité, qui sont capable de commettre des actes
aussi terribles.
- Qu’avez-vous appris de
votre père ? Quelle est sa place et quelle est la vôtre dans le cinéma
français ?
J. A. : Bien sûr, être le fils de Michel
Audiard m’a préoccupé. Enfin, je serai prudent : je n’ai pas vécu de
choses douloureuses, d’empêchements… Mais la filiation m’intéresse, la
formation, l’apprentissage comme dans le Bildungsroman…
Mon père a eu une double carrière. L’une, très longue, en tant qu’auteur de
scénario et de dialogues, et l’autre, plus courte, plus tardive, de
réalisateur. Autant pour sa période d’auteur je peux dire qu’il a écrit des
choses importantes et formidables, autant pour ses films, franchement, je
n’aime pas du tout. Voilà… C’est peut-être pour ça que je peux faire des
films ! Pour ma place dans le cinéma français, je ne sais pas, ce n’est
pas à moi de la situer.