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- On ressent devant votre film un sentiment d’oppression
– ce n’est pas un film gai. Pourquoi avoir fait ce film ?
Tsai Ming-Liang : Il est toujours un peu
difficile d’expliciter ce qu’on a voulu faire… A mon avis, ce n’est pas un film
raté ; il y a des spectateurs qui se sont montrés sensible à ce que je
voulais faire. Dans mes films, je ne raconte pas d’histoires. Ils sont nourris
de quelque chose qui fait partie de la vie. Et le corps y a une place
importante. Voilà ce qui m’intéresse : qu’est-ce que le corps ? C’est
à la fois ce qu’il y a de plus beau et de plus laid. La vie est courte, et
durant ce bref instant nous ne pouvons pas contrôler notre corps. On peut
contrôler nos pensées, mais le corps vieillit. De nos jours, nous faisons du
mal au corps. On le vend, on n’en prend pas soin. Peut-être un jour se
rendra-t-on compte de ce qu’on fait subir au corps.
On aura du mal à définir mon film : porno ?
comédie musicale ? Quoi qu’il en soit, il contient des choses liées à mon
propre destin, et il exprime quel est mon sentiment face à la vie.
- Pourquoi travaillez-vous toujours avec les mêmes
acteurs ?
T. M.-L. : Parce que je les aime ! J’aime
beaucoup mes acteurs ! La seule chose que je puisse contrôler, la seule
chose que je sache faire dans la vie, c’est d’observer les gens autour de moi.
Je ne crois pas que les acteurs soient des objets à consommer, mais ils peuvent
m’apporter beaucoup de choses pour exprimer ce que je tire de mon observation.
Ils méritent qu’on réfléchisse à ce qu’ils représentent. On peut en faire des
idoles, mais les idoles disparaissent. Je crois qu’il faut plutôt observer leur
évolution, leur devenir. Fassbinder, Antonioni l’ont fait et réemployaient
leurs acteurs pour ça.
- Quel est le rôle de l’eau, et accessoirement des
pastèques, dans votre film ?
T. M.-L. : Notre corps est fait de sentiments et
d’eau… Parfois, ça déborde. Et pourtant nous avons aussi l’impression d’être
vides, que personne ne peut nous donner ce dont nous avons besoin. Ce film
parle de la sécheresse, de l’absence d’eau. La pénurie d’eau évoquée a
réellement eu lieu à Taiwan, où on l’a remplacée par des pastèques jusqu’à ce
qu’on se rende compte qu’elle faisait grossir les gens ! Cette pénurie
d’eau exprime ici une absence d’amour. On a toujours besoin d’eau, c’est important,
mais on ne s’en rend pas compte quand on en a assez, seulement quand il en
manque.
- Il y a très peu de texte dans votre film.
Travaillez-vous avec l’inconscient du spectateur ?
T. M.-L. : Ce qui m’intéresse, ce sont les
solitaires, ceux qui ne parlent pas. Il faut donc s’intéresser au langage
gestuel des acteurs. Chen Shiang-Chyi se déplace comme un reptile, par exemple.
Je demande aux acteurs de ne pas parler pendant le tournage, pour mieux
recourir à leur langage corporel et mieux exprimer ainsi leur vécu intérieur.
J’essaie de faire des films authentiques, même si j’ai recours à des artifices
pour exprimer ma vision de la vie.
- Dans votre pays, le film sera-t-il projeté sans
problème ?
T. M.-L. : Au fond, je suis quelqu’un qui n’est
chez lui nulle part [il est né en Malaisie, ndr]. Mais c’est vrai
que je suis souvent à Taiwan, or c’est un pays de plus en plus ouvert. Le film y
a d’ailleurs été financé par en partie par de l’argent public. Ce n’est pas moi
qui en décide, mais je n’ai pas de doute quant au fait que le film sera projeté
à Taiwan.
- Une question aux acteurs : qu’aimez-vous dans
votre collaboration avec Tsai Ming-Liang ?
Chen Shiang-Chyi : Je travaille surtout au
théâtre, mais avec Tsai Ming-Liang, je me suis rendu compte que je travaillais
avec un cinéaste révolutionnaire, qui renverse les traditions. Il fait des
choses qui n’ont jamais été faites. C’est facile de raconter une histoire, lui
il fait autre chose. J’ai beaucoup parlé du film avec lui, nous avons une
collaboration étroite, qui ne cesse de s’approfondir. Une convivialité s’est
créée au fil des tournages. Je veux remercier Tsai de son esprit
révolutionnaire, qui m’oblige à m’améliorer.
Lu Yi-Ching : Je n’y ai jamais réfléchi. C’est
quelqu’un de très simple, authentique, qu’on appelle parfois quand on ne va pas
bien. C’est un ami. Il y a maintenant un champ magnétique entre nous, quand on
travaille. Il nous permet de vivre nos rôles de façon très précise.
Lee Kang-Sheng : Cette coopération me tient
beaucoup à cœur. Le cinéma taiwanais a d’énormes difficultés. Notre
collaboration me permet de tourner des choses différentes. On cherche à créer
du nouveau. Il a l’esprit explorateur. Pour un comédien, il est intéressant de
continuer à tourner ces films. Nous ne faisons pas de télévision, alors que
c’est la télévision qui rend célèbre à Taiwan.
- Tsai Ming-Liang, pourquoi ce rapprochement, dans votre
film, entre nourriture et sexe ?
T. M.-L. : J’espère que j’ai rendu la nourriture
alléchante… Le corps a besoin de passion, d’amour, de choses que nous ne
contrôlons pas, tout comme il a besoin de nourriture. Ce film travaille
évidemment avec les symboles. C’est comme la chanson sur les nuages flottant
dans le ciel, qui a quelque chose à voir avec le corps qui évolue de façon incontrôlée.
Et puis un ami m’a dit que ces nouilles qui ressemblent à des nuages [un
petit pavé de nouilles sèches qui, lorsqu’on le fait frire, augmente de volume
à la manière d’un bourgeon qui éclot, ndr] étaient ce qu’il y avait
de plus érotique dans mon film ! Le sexe est ce qu’il y a de plus privé et
de plus mystérieux dans la vie. Son expression fait appel à quelque chose
d’intime. Dans mon film, le sperme exprime ainsi l’angoisse, la peur
intérieure, le malheur vécu de l’homme. Mais je n’aime pas expliquer de façon
si détaillée mes films, dire à propos de chaque scène ce qu’elle représente.
C’est à vous de réfléchir sur ce qu’est le corps après avoir vu le film.
- En tant que femmes, comment sentez-vous votre
corps ? Quel point de vue avez-vous sur cette question ?
C. S.-C. : En faisant ce film, j’ai ressenti
beaucoup de choses contradictoires. J’ai eu quelques désaccords avec le
réalisateur, notamment sur la signification de l’amour. C’était une expérience
un peu difficile et fatigante ! Mais j’ai surtout regardé cette actrice
porno japonaise manipuler son corps, et ça m’a fait découvrir une vision du
corps que je n’avais pas : le corps comme simple récipient. Elle n’a pas
beaucoup évolué, et son corps s’est vidé de sons sens, s’est transformé en outil.
J’ai beaucoup réfléchi sur le corps pendant le tournage.
L. Y.-C. : Mon rôle était différent, je ne
faisais que des scènes de comédie musicale. Mais j’ai tout de même passé du
temps à me demander comment on pouvait être un acteur porno. Ca m’a beaucoup
occupée ! Cela dit, les scènes de comédie musicale aussi mettaient les
corps à l’épreuve. Pendant le tournage, j’ai eu l’impression que l’âme avait
quitté les corps. J’ai pensé que ma participation au film était une
catastrophe ; et puis le soir, rentrée chez moi, après m’être lavée, je
voyais les choses différemment, je me suis rendu compte qu’il fallait que je
m’implique à fond dans mon rôle. Mais pendant les scènes de comédie musicale,
je n’ai pas voulu regarder ce que ça donnait car ça m’a paru cruel. Les femmes
asiatiques ont ce que j’appelle « l’âme de la chair ». En regardant
son corps, sa chair, on est pris de doute. Et quand on est actrice, on doit
développer une attitude précise vis-à-vis de son corps.
T. M.-L. : A entendre mes actrices, j’ai l’impression
d’être un réalisateur cruel qui les torture ! J’aimer beaucoup susciter
des débats, mais en ce qui concerne les acteurs, ce ne sont pas pour moi des
objets, ils sont un moyen de poser des questions, de les incarner. Ici, par
exemple, je voulais poser des questions sur la pornographie. J’ai l’impression
qu’il faut qu’une partie de soi soit morte pour devenir acteur porno, quelque
chose qu’on recherche dans la présence de la caméra, qui est en quelque sorte
un interlocuteur. Et face à un film porno, on n’a pas le choix, on n’a que ce
qu’il y a à l’écran. Moi, je voulais faire un film sur l’érotisme, qui
laisserait la place de se poser des questions. Dans le monde actuel, on est
entourés de corps nus, mais c’est un phénomène dont on ne discute pas assez. Les
femmes devraient élever la voix, exprimer ce qu’elles pensent de leur corps,
s’exprimer d’égal à égal avec l’homme.
En Chine, une revue qui a vu mon film a publié une photo
extraite de la scène de tournage porno dans la baignoire. Ca a suscité de vives
discussions à Taiwan, parce que c’est un acteur « non porno ». On
n’aurait rien dit s’il s’agissait d’un acteur porno. La hardeuse japonaise
croyait d’ailleurs venir tourner un film porno, elle a été très surprise !
Et puis un jour elle a demandé à participer aux scènes de danse. Ca m’a
beaucoup impressionné.
- Vos films apportent-ils des réponses à vos
questions ?
T. M.-L. : De façon révélatrice, mes films n’ont
pas de véritable fin. Je ne crois pas que les films aient à répondre aux
questions de la vie. Le cinéaste observe – son monde intérieur mais aussi celui
des autres. Ce qui compte, ce sont les sentiments, les émotions que produit le
film, pas sa signification. Il faut se poser des questions à partir de ce qu’on
ressent. Chez certains, ça ne prend pas, chez d’autres si. Je crois qu’on est
de plus en plus désensibilisés, de nos jours. Trop de stimuli nous entourent,
les ordinateurs prennent une place de plus en plus forte… Ce film propose autre
chose, un espace où se poser des questions sur des individus. Un espace où les
visages ne sont pas interchangeables, comme dans les pornos.
L’autre jour, une journaliste avec qui je parlais à propos
de misogynie et de misanthropie, m’a dit qu’elle pensait que dès lors qu’on
utilisait le corps comme bien de consommation, il n’y avait plus aucune
différence entre l’homme et la femme. Je crois qu’il faut se préserver d’être
un animal qui consomme des corps. En fin de compte, la question du film,
c’est : qu’est-ce que l’amour ? Les vieux films, les vieux acteurs exprimaient
un respect de la vie, contrairement aux films d’aujourd’hui, qui excitent le
spectateur. J’espère que mon film ne sera pas vu comme un film porno, mais
comme un film qui ce respect pour la vie.
- Et là-bas quelle heure est-il ? faisait
explicitement référence à Truffaut. Ici, vous faites de la comédie musicale.
Pouvez-vous nous parler de vos influences ? Pourquoi l’acteur masculin
porte-t-il parfois des costumes féminins lors des scènes de musical ?
T. M.-L. : Des cinéastes comme Truffaut ou Bresson
ont ouvert à leur époque une nouvelle vision du cinéma et du monde. Et un
nouveau regard sur les acteurs : chez eux les acteurs ne
« jouent » pas, ils vivent devant la caméra. C’est l’homme qu’on
voit, pas un acteur jouant un personnage. C’est ce que j’essaie de faire à mon
tour, tout en m’inspirant un peu des comédies musicales américaines. Mais les
numéros dans mon film ne sont pas comme dans les films américains qui vous
emmènent dans un monde onirique. Juxtaposés aux moments pornos, ces numéros donnent
une nouvelle atrocité au film dans son rapport au corps. Les musiques sont
celles du vieux Shanghai, des films des années 30 qui m’ont beaucoup marqué. Et
l’utilisation des costumes est liée à des contraintes techniques… Cela dit,
qu’importe le sexe ? Le fait que Lee porte des costumes de femme n’est pas
grave pour moi. Ca pose la question : pourquoi différencier les
sexes ?
Raphaël Lefèvre : En fait, par leur brutalité, les
scènes de tournage porno ne sont pas les plus érotiques. A l’inverse, tout votre
cinéma a une dimension érotique. Comment travaillez-vous avec la caméra, le
son, les acteurs, pour obtenir la sensualité qui émane de vos films ?
T. M.-L. : Le chef opérateur travaille avec moi
depuis longtemps. Il sait très bien ce que je veux, quelles sont mes
préférences. Dans mes films, je voudrais que les plans soient parfaits, qu’ils
expriment le mieux possible mon idée, l’image que j’en ai eu. Je sais que ça ne
peut être parfait, complètement clair, alors j’essaie d’être authentique.
J’aime que mes acteurs ne sachent pas exactement ce qu’ils jouent, ce qu’ils
expriment, mais qu’à un moment ou un autre, ils expriment ce que je veux dire.
Pour cela, il faut un état d’esprit, un certain nombre de détails. Il faut
tourner beaucoup, refaire les prises. Par ailleurs, je ne veux pas de musique
qui affecte l’authenticité que je veux donner, mais en même temps je cherche
une atmosphère précise.
- En voyant votre film, on songe à L’Empire des sens
[Nagisa Oshima, 1976, ndr], tant vous parlez bien de l’origine de
l’amour, de la violence des corps.
T. M.-L. : Quand j’ai vu L’Empire des sens,
j’ai été ébranlé. Curieuse et heureuse coïncidence, Oshima aime beaucoup mes
films. Il a vu Vive l’amour [1994, ndr] au Festival de Venise [où
le jury lui décerna le Lion d’Or, ndr]. Il a fait de bons films,
surtout quand il était jeune. Et c’est un bouillon de culture pour moi. Dès que
je vais au Japon, j’essaie de parler à ces vieux sages, qui font des films sans
se soucier des modes.
- Lorsqu’on va en Asie, on se rend compte qu’il y a
beaucoup de tabous dans la société, mais que les films les affrontent de façon
plus audacieuse qu’en Europe ou aux Etats-Unis . Pourquoi ?
T. M.-L. : Vous savez, à Taiwan, même à la
télévision on parle de sexualité de façon ouverte. Cela dit, c’est vrai
qu’il y a une censure en ce qui concerne le pubis, dont on ne peut pas montrer
les poils. On peut montrer les cheveux de la tête, mais pas ceux du
pubis ! et puis ce traitement de la sexualité se fait sur un mode léger,
sur un ton de blague qui sert à dissimuler la gêne qu’elle suscite. Car elle
suscite une gêne inavouée. Par exemple, sur la question de l’homosexualité, on
se veut ouvert, mais au fond on est très conservateur. Mais le fait d’en parler
est déjà un progrès substantiel. La photo dont je vous ai parlé fait sensation
parce qu’elle est explicite, brutale. Je ne critique personne, n’est-ce
pas : c’est comme ça que ça marche avec les média aujourd’hui, ce dont on
fait sensation est révélateur de la vision des choses qu’a la société. Mais il
faut en discuter.
- Bruno Pesery, pourquoi avez-vous produit ce film ?
Avez-vous rencontré en France des problèmes pour le financer ?
Bruno Pesery : J’ai tenu à cette collaboration,
car elle s’inscrit dans la continuité du film Et là-bas quelle heure
est-il ?, que j’avais produit. Je n’ai pas eu de problème pour la
production de ce film, car Tsai Ming-Liang est un auteur qui jouit d’une grande
estime chez mes interlocuteurs français. Il y a en France une ouverture à ce
type de cinéma non conventionnel où les scènes tiennent plus du poème que de la
dramaturgie, le scénario n’a donc pas été discuté. Je crois que le film, par
contre, sera beaucoup discuté ; on s’en rend bien compte ici.

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