Nouveau romantisme
It’s All About Love
fait partie de ces films qui posent les vraies questions, de cinéma ou
pas: qu’est-ce que l’homme moderne? Comment rendre compte de l’état mental
du monde? Quelle forme d’expression peut-elle convenir à la représentation
du " futur " dans lequel, sans nous en apercevoir suffisamment,
nous vivons déjà? En même temps qu’il ouvre la voie à
une nouvelle formulation du cinéma contemporain, Vinterberg redéfinit
son rapport avec lui. Adieu, Dogma.
Ce n’est pas un hasard
si, à l’instar de Trouble Every Day (Claire Denis), ou de Demonlover
(Olivier Assayas), It’s All About Love qui, lui aussi, bouleverse la
notion de genre, commence par une scène d’avion en vol, " au
milieu de nulle part ", dans les limbes de la séparation. Dans
l’avion - lieu d’apesanteur et métaphore de l’impuissance - l’altitude,
en dépit de l’éloignement de la terre, ouate le passager d’un
fatalisme serein et d’un sentiment de sécurité: " le
tranquillisant ", confiera Marciello (Sean Penn), " était
si puissant ", qu’il continue d’agir après l’atterrissage.
A quoi ressemble ce voyage? Interrogation excluant toute psychologie.
" C’était
la dernière semaine de ma vie ", annonce la voix off de John
Marciewski (Joachim Phenix). De transit à New York, John rejoint sa femme
pour signer l’acte de divorce. Elena (Clarie Danes, l’accent polonais lui sied
bien) est une star mondiale de patinage artistique. Autour d’elle gravitent
managers, avocats, entraîneurs; son frère, Michael, ainsi qu’une
amie de longue date, Betsie. Ils se disent tous de la " famille ".
En réalité, ils estiment qu’Elena leur appartient. Affaiblie par
une maladie du cœur, celle-ci se sent menacée et supplie John de rester
auprès d’elle. Lorsque John rencontre un, puis des clones d’Elena, puis
comprend qu’ils sont là pour la remplacer, il entraîne Elena dans
la fuite… It’s All Love avance toujours avec fluidité, Vinterberg
inscrivant à sa manière les longues boucles de sa signature sur
la surface glacée de son film, dérapant quelques fois.
En 2021, les rues de
New York se ressemblent. A quoi bon ajouter des étages aux gratte-ciels?
Rendre le verre plus transparent, faire voler les voitures? La science fiction,
on y baigne. Le futur ne réside pas dans l’architecture; il est tout
entier dans de vertigineux détails, les monstrueux phénomènes
" naturels ". Avec un effroi pareil à de l’indifférence,
les gens enjambent des cadavres morts de carence affective qui traînent
par terre, en bas des escalators, dans les parcs, dans les poubelles. Ce sont
les hommes de trop, dont même la mort est superflue, rebuts inutiles à
l’ère de la reproductibilité humaine.
Le phénomène
planétaire, c’est le dérèglement du système bioclimatique.
En juillet, il neige partout sur terre. L’eau qui stagne gèle la nuit.
A Uganda survient un phénomène cosmique encore inexplicable, à
la une des informations: les gens s’envolent. Et simultanément la grâce
est pesanteur, mouvement descendant.
En s’endormant, John
revoit, floues, les images ocres et noires de l’Afrique, qui paie depuis toujours
la note pour l’Occident. C’est aussi sur elle que retomberont les conséquences
de la catastrophe écologique.
Les hommes de trop, un
déséquilibre cosmique, l’Afrique: Vinterberg met le doigt sur
l’essentiel. Notre époque est celle de la connexion planétaire,
qui signifie perte de médiation; à l’échelle humaine, perte
de l’épaisseur de la vie. Le chaos, désormais, c’est de vivre
dans l’espace. L’abolition des saisons, en outre, implique la stérilité.
" Le désordre peut être beau ", dit un des
personnages. Beau, certainement, car le monde devient de plus en plus abstrait,
de plus en plus immédiatement métaphysique. Viable, non.
La production continue,
dépense ininterrompue d’énergie, pervertit aussi la famille. Un
des clones d’Elena s’appelle Milica… De fait, l’entourage d’Elena évoque
une police secrète. La famille est dévorée par un désir
de possession. A cet égard, la garde rapprochée d’Elena rappelle
la famille de Festen. Les enfants sont victimes du fantasme des parents
qui veulent prendre le contrôle total de leur progéniture. Possession qui
touche également les clones polonaises: l’Est est vendu à l’Ouest.
L’amour est une force,
non un pouvoir; il ne sauve pas. En reformant leur couple, John et Elena ont
récrée la cellule amoureuse, impénétrable. L’apparente
naïveté de cette réplique est à la mesure de la lucidité
du constat. Si l’amour a pris un sens emphatique, dépassant tous les
clichés romantiques, c’est que, comme a dit Vinterberg à la conférence
de presse, " le monde est lui-même un cliché mélodramatique ".
L’évolution du monde tend à supprimer l’anecdotique; ainsi est
mise à nu, parmi les autres sentiments, la densité existentielle
de l’amour. La femme aimerait retrouver en l’homme un compagnon, un protecteur.
Avouer sa vulnérabilité est une façon de surmonter la séparation.
La dernière image d’Uganda, ce sont des hommes suspendus dans l’air,
retenus aux sols par des ficelles.
La tempête passée,
la crête des montagnes à perte de vue découpe nettement
l’horizon. Il n’y a aucun espoir. La mort d’Elena rappelle beaucoup celle de
Jack dans Titanic. Il est doux de mourir de froid. John suivra Elena.
C’est une mort des amants.