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" Je suis pianiste,
pas poète"
La première
partie de La pianiste, c'est la description réaliste
et extérieure quoique sensible d'un mal-être irréversible
qui torture une femme. Erika, éminent professeur d'une trentaine
d'années enseignant au Conservatoire de Vienne, traite ses
élèves avec intransigeance, voire cruauté.
Elle mène une vie austère, habite dans un appartement
sinistre, chez sa mère, avec qui elle entretient des rapports
passionnels et malsains aux connotations incestueuses Cette dernière,
hyper-possessive, infantilise sa fille, comportement qu'Erika ne
rejette qu'à moitié. Parallèlement, Erika ne
connaît pas d'autre vie sexuelle que celle qu' elle partage
avec son propre corps. Au quotidien le plus anodin se mêlent
ainsi, sur le même ton de banalité morose, des expériences
"limites" telles que se taillader le sexe avant de passer à
table, pisser en regardant un couple faire l'amour dans une voiture
garée devant un cinéma en plein air, visionner un
film porno dans un compartiment individuel en reniflant les mouchoirs
usagés des précédents. A la frigidité
et au sadisme qui se manifestent en particulier avec ses élèves
répondent le masochisme doublé de voyeurisme que révèle
la vie privée et intime d'Erika, dévoilée par
le réalisateur.
Puis l'existence d'Erika
chavire lorsqu'après une résistance farouche, elle
cède aux avances de son élève, le brillant
Walter. Mais au lieu de s'engager dans la relation amoureuse qu'il
lui propose, Erika le soumet à des conditions implacables
: si Walter veut avoir des "rapports" avec elle, il devra entrer
dans une danse macabre où, dès lors, il deviendra
le maître à nouveau, et elle l'esclave. Walter se pliera-t-il
à ces conditions, ou parviendra-t-il au contraire à
convertir Erika, qui souffre visiblement d'une "maladie" mentale
? Qui va basculer ?
L' interprète
est-il un artiste, ou le clavier bien tempéré
"La justesse
n' est pas dans la sensiblerie", martèle Erika à
ses élèves engourdis. Le pianiste n'a pas à
s'émouvoir, mais à percevoir, pour rendre audible
sa lecture des partitions. Par son écoute abstraite,
il émettra un son sensé là où
il n'y a que de l'air et du silence. Un film, c'est aussi
cela : interpréter. Bien autre chose qu'imiter. L'exécution
ne doit pas ressembler à une vérité.
L'oeuvre a beau être là, sur le papier, elle
n'existe pas avant son interprétation. Le musicien
ne se comporte pas en récepteur passif, ni ne fait
résonner une mélodie qui préexisterait
à son exécution.
Il fait le choix de ce qu'il sent ou pense être juste,
et par son travail, tente d' atteindre à cette adéquation
avec l'oeuvre imaginaire. L'interprétation n'est alors
plus la description d'une réalité, mais la vérité
elle-même.
Les
conservateurs: photos de famille
Erika ne force
pas la sympathie, pas même en apparence. Elle est glaciale
et méprisante avec ses élèves qui, courageux,
persistent, conformément à la mentalité
chrétienne outrée et travestie du Conservatoire.
Remarquons la grande justesse de cette "peinture" d'un milieu
bourgeois, dont la représentation extrêmement
réaliste peut paraître exagérée
simplement parce qu'elle est présentée dans
son contexte le plus exacerbé. Mais quelle erreur d'
avoir doublé les acteurs viennois ! Les voix mal doublées
évoquent de façon très désagréable
la série ringarde Inspecteur Derrick, avec ses
couleurs passées et ses décors sinistres; en
plus, elles font perdre au tableau des moeurs son originalité,
qui n'aurait pas réduit le film au particulier, mais
au contraire à l'authentique. C'est dans la langue
- tellement parlante - et ses raffinements que les mentalités
se transmettent le mieux. Celles-ci ne sont donc pas dites,
mais transparaissent tout de même, de façon assez
limpide, dans les détails.
Un péché
mignon : de grands amateurs de musique classique organisent
des réceptions privées. Erika en est l'invitée
d'honneur. Rien de particulier que l'on puisse imputer à
ces figurants viennois. Monsieur flagorne et fait le baise-main,
Madame peau-tendue-cheveux-platine, telle la fille distinguée
d'un SS, incarne la politesse maniérée.
L'existence
d'Erika forme un tout avec la leur. Elle est le pur produit
de ce monde.
Pourtant, elle
se tient à l'écart. Elle n'est l’amie de personne.
Alors que dans les salles d'audition, les autres apparaissent
groupés, vêtus de noir, parfois un peu flous,
Erika est assise seule, au milieu de chaises vides.
Il y a un effet
d'exagération, d'agrandissement à la loupe,
dû à la concentration des situations. Non seulement
l'action se passe à Vienne, centre mondial et historique
de la mesquinerie et de la barbarie ordinaire, mais encore
dans le Conservatoire le plus important de la capitale autrichienne.
Et notre héroïne n'est pas une professeur quelconque
: c'est la professeur. Pour avoir un espoir d'être
son élève, il faut passer une audition devant
un jury. Si, par bonheur, on est reçu, on peut jouir
de quelques séances hebdomadaires d'humiliation et
de torture psychologique. Ne sont-ils pas masochistes, tous
ces élèves qui subissent des brimades sans rechigner,
et même qui en redemandent ? C'est que travail, souffrance
et acharnement sont les conditions sine qua non de
la réussite, pour un élève sérieux.
Erika n'est rien d'autre que la meilleure élève
du Conservatoire.
Il
faut qu' une porte soit (ouverte ou) fermée; musique
de chambre
La vie monocorde
d'Erika se divise en compartiments; ces "cellules" vitales
sont marquées par les lieux bien cloisonnés
qu'elle fréquente. La séparation des activités
et des sphères est rendue par un jeu de portes et de
lumières qui scandent le film, de la même façon
que ces divisions rythment la vie d'Erika en mesures exactes.
Ainsi, les entrées et les sorties sont filmées
avec une précision uniforme. C'est d'une manière
semblable que les plans identiques des mains en mouvement
sur les touches noires et blanches cadencent le film. Rien
n'accompagne la musique. De même, l'image de la porte
qu'on pousse n'est pas suivie par un mouvement de la caméra.
Une porte ne sert pas à sortir, mais à s'enfermer.
Le nombre de pièces est restreint. On est rarement
en plein air - ou bien, quand on s'y trouve, c'est encore
devant un écran immense, à regarder l'intérieur
d'une voiture aux quatre portières fermées.
Le film commence
par un plan sur Erika dans le vestibule orangeâtre de
son appartement, poussant la porte derrière elle. Cette
porte, on la verra souvent. Ainsi que celle, insonorisée,
blindée presque, du Conservatoire. Quand Erika ne veut
pas être dérangée, elle est obligée
de s'enfermer. Ce qu' elle ne supporte pas chez Walter, c'est
qu'il cherche tout le temps à forcer les portes (ascenseurs,
salles de cours) ou pire, les laisse entrebâillées.
Quel soulagement quand il enferme la mère d'Erika !
On pourrait analyser la précision de ces jeux sur tout
le film. Il y a, enfin, la porte battante du Conservatoire.
De surcroît,
chaque pièce a son propre éclairage - des variations
de lumière blanche là où pénètre
la lumière du jour aux tons jaunâtres des appartements.
Celui, hideux,
qu'Erika partage avec sa mère n'est éclairé
que par la télévision et les abat-jour frangés,
ou du même acabit, qui diffusent une lumière
de filtre à café mouillé séché.
Les papiers peints, les nappes, les tapis, bref, tous les
meubles - et même les vêtements, intégrés
aux murs, sont imprimés d'affreuses fleurs aux couleurs
criardes ou délavées qui jurent les unes avec
les autres. Migraine et odeur de pipi de chat.
La lumière
laiteuse de la salle où Erika dispense ses cours est
celle d'un ciel blanchâtre, trop bas pour les nuages.
Celle d'un cabinet de dentiste, ou encore, d' une chambre
d'hôpital. Quand Erika est filmée à contre-jour
dans l' embrasure de la fenêtre, ça crève
de désespoir atone.
Près
de la fin, on la voit claudiquer sur une patinoire en plein
air, où le ciel blanc et symétrique réverbère
sa lumière éblouissante comme un réflecteur.
Instrumentalisations
L'attitude du
jeune homme, Walter, est assez ambiguë. On peut s'autoriser
deux lectures de son personnage.
L'histoire proprement
dite commence avec son irruption. La rencontre avec Erika
va troubler les habitudes de cette dernière. Celle-ci,
d'abord, résiste à ses assauts, le rejette sans
appel. Au bout du compte, Walter bouleverse tout de même
sa vie. Comme Erika instaure d’emblée des rapports
de pouvoir et de possession, on est tenté de se demander
: quelqu'un contrôle-t-il la situation ? Qui tient l'archet,
qui bat la mesure ?
Voici la
première histoire :
Un coup de foudre
: Walter tombe immédiatement amoureux d'Erika, séduisante,
du type femme glaciale et impressionnante, pianiste brillante.
Erika, parce qu' elle n'est pas habituée aux sentiments
ni aux hommes ni à la séduction, se blinde,
en apparence. Le brio du jeune homme l'irrite (elle craint
d'être détrônée), ainsi que son
assurance insolente. Pourtant, Walter est vraiment ému
par Erika. Il propose alors une nouvelle donne : on prie pour
qu'Erika se "convertisse", saisisse une chance inouïe.
Plus tard, on
y croit presque : dans la scène des toilettes, Erika
se laisse prendre, et embrasser, un instant. On croirait que
Walter, avec son humour fin, son ironie pleine de sympathie
et d'humanité, va lui réapprendre à vivre.
Mais la tentative
échoue. Dans une longue lettre, Erika lui livre sans
décence la fine fleur de ses désirs. Au lieu
d'une relation amoureuse, Erika exige de Walter des rapports
sado-masochistes dans lesquels elle a le rôle de la
victime. Rien que ça, rétorque Walter.
Il renonce à
Erika qui, trop atteinte, finit par le "dégoûter".
Pour finir, il consent à la violer. Ce triomphe de
la perversité et du malaise, qui aboutit à la
mort d'Erika (mort en suspens), ne donne-t-il pas un cachet
pessimiste trop complaisant au film ?
Seconde lecture
:
Walter appartient
au milieu "hostile" bourgeois dans lequel se déplace
Erika. Il est beaucoup plus riche qu'elle. Ce sont papa et
maman qui organisent les fameux récitals privés.
Avec Erika, les dés sont jetés d'avance : il
en tombe amoureux sans même l'avoir vue. Elle lui a
seulement bloqué l'accès à l'ascenseur,
déjà trop étroit pour sa mère
et elle. Walter est aiguillonné par ce manque de politesse,
par ce premier refus opiniâtre, ce "renfermement". C'est
une forme de concurrence qui se prend pour un rapport de séduction.
Walter s' empresse de monter les escaliers, pour arriver avant
les dames, leur ouvrir la porte avec une politesse insolente
exagérée. De haut de sa prestance, il pavoise.
Erika le comprend tout de suite. Sa résistance ne fait
qu'exciter Walter, qui veut gagner.
En donnant sa
lettre à Walter, Erika lui dit : "Je t'ai attendu,
tu sais." Walter est la bonne personne, parce qu'il est disponible
à ses désirs. Elle peut l'instrumentaliser,
de la même façon qu'il trouve dans Erika, et
sa folie, quelque chose non pas qui le séduit, mais
dont il se sert. L'instrumentalisation (irréfléchie)
n'est pas à confondre avec de la manipulation perfide.
Mais qui
peut croire au coup de foudre de Walter ?
De là
à dire que quelqu'un contrôle la situation. Erika
se suicide sans mort : mais souffrir, n'est-ce pas justement
ce qu'elle réclamait de Walter ? Dès lors que
la souffrance est une fin en soi, il est difficile de dire
qui a remporté la partie. Abandonné, on est
encore gagnant.
C'est donc qu'il
faut systématiquement séparer la souffrance
physique (jouissance sourde) des autres. Elles sont inversement
proportionnées.
Accords
perdus
Le corps d'Erika
fuit de partout. Autant qu'elle peut, elle bouche les trous,
avec moins de poésie que si elle réparait son
évier. Elle se fait régulièrement saigner,
libérant un peu de son jus qui demande à sortir,
comme on prévient les trop-pleins par des canaux avant
les barrages. Le reste du temps, elle bloque tout, couches,
vêtements, mouchoirs, fait rentrer son corps à
l'intérieur au risque d'imploser. Car il menace de
se répandre à tous moments : larmes, sang, vomi,
pisse, sans jamais jouir de son existence. Le corps se traîne
comme un handicap secondaire, quelque chose avec lequel il
faut bien faire. Pas plus que dans le reste de la vie, pas
même dans la musique, la notion de plaisir n'a de place
ou de sens ici.
Les compositeurs
préférés d'Erika sont les génies
du romantisme, Schumann et Schubert, qui ont aussi en commun
une sensibilité extrême et tourmentée.
Son accès à la musique, c'est un secret qu'Erika
ne livre à personne. Quand elle écoute ses élèves,
Erika est tendue, prête à pleurer, ou à
crier. Là encore, elle se contient violemment; mais
on ne saurait dire si le trouble lui vient du corps en révolte,
ou de l'âme émue. C'est que les deux parlent
d'une même voix, celle, rauque, des tripes.
Tout est souffrance
- quand on est dans le sublime. Pas étonnant qu'elle
se prenne au sérieux, semble jouer les caricatures.
Quand, sourire aux lèvres, Walter lit tout haut la
lettre qu'elle lui a adressée, Erika a l'air ridicule.
Les spectateurs rient bruyamment. Plus le visage d'Erika se
fige, plus la distance ironique de Walter qui se protège
nous soulage. Erika vacille entre le sublime et le grotesque,
le tragique et le comique. Mais entre les deux, il n'y a qu'
un pas. Erika est ailleurs, et là-haut, elle n'a vraiment
pas de corps. Son corps fait mine de connaître le monde,
de la rappeler au vulgaire, mais en réalité,
il ne parle que de la souffrance de l'âme.
Armes
blanches
Au début,
on voit les mêmes plans fixes des petites mains d'élèves
exécutant des morceaux. Ils sont coupés par
les noms du générique. Le son est simultanément
interrompu; la musique, donc, ne sert pas le film. Ces coupures
nous empêchent d'être emportés par la mélodie;
en même temps, elles nous forcent à voir, et
à écouter. Il y a tout un art du silence. Il
permet de mieux apprécier. Mais pas plus qu'en musique,
le silence n'est ici neutre, ni ne sert seulement à
s'élancer dans un flot harmonieux de sons. Le silence,
c'est aussi quelque chose qui retient son souffle, une mort
en suspens.
La vraie violence
du film, ce sont ces soupirs silencieux d'Erika qui riment
avec la musique. Erika se plante un poignard dans la poitrine
: mais elle ne meurt pas devant nous, et même, elle
reste droite, vacille à peine. Elle déambule
à l'extérieur devant les grandes portes transparentes
de la salle de concert. Juste avant, on a aperçu Walter
avec sa famille, et d'autres gens, ombres noires et imprécises.
Leurs corps de deuil se reflétaient dans les multiples
glaces aux cadres dorés, si bien qu'on a vu flotter
ces costumes un peu partout, ça a embrouillé
l'espace de façon géométrique, un peu
comme un tableau de Escher. Maintenant, les talons d'Erika
résonnent seuls. Dans l'auditorium, il y a un brouhaha
opaque, les gens attendent. Dans un mélo, même
noir, on aurait pu s'attendre à des "accords" de fin,
quelque chose d'harmonieux, même dans la souffrance.
Mais là, non : le concert n'a pas commencé,
et n'aura d' ailleurs jamais lieu, puisque l'interprète
vient de se suicider. Mais vous ne le savez pas encore. Pour
le moment, elle est encore debout, artiste suspendue dans
le vide. Elle est là, et hante le hall désert.

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