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L'
Anglaise et le Duc : le titre n'associe
pas deux noms, mais une nationalité, et un titre. C'est parlant.
Une forme est donnée au rapport, qui passe d’emblée
par autre chose que l'existence "abstraite" (et paradoxalement,
plus abstraite que des termes comme "l'Anglaise" et "le duc") de
Grâce et du Duc d'Orléans.
L'Anglaise et
le Duc, c'est encore un film politique, c'est-à-dire
qui n'a pas pour seule ambition de parler des gens, mais aussi des
citoyens : Rohmer est peut-être royaliste, mais aussi, dans
le fond, un révolutionnaire. A savoir, quelqu'un pour qui
on ne peut pas, on ne devrait pas, parler des hommes sans parler
des citoyens. "L'Anglaise et le Duc" : on est tout de suite dans
le dialogue, dans le rapport, et la dualité. Eloge de
l'amour: " penser à quelque chose, c'est penser à
autre chose ".
Il y a deux sortes
de décors : les décors peints (ils concernent surtout
les scènes d' extérieur), et ceux qui sont "numériques",
fabriqués par ordinateur. Le film commence par un tableau
de rue, on voit des gens qui n'ont rien de figurants. Ils sont complètement
marqués par leur dessinateur, comme les illustrations dans
les livres d'école. Une voix commente la situation et présente
les personnages principaux d'un ton légèrement didactique.
Quand elle a fini de parler, les images se mettent en mouvement.
La réussite
incroyable de cette étrange alliance de procédés
- mélange de décors dessinés dont on voit les
grossiers traits de crayon, à la manière du théâtre,
et de paysages numériques complètement lisses - c'est
de parvenir, en éloignant les décors, ou plutôt
en les aplatissant, à rapprocher les personnages, un peu
comme sur le dos d'une cuillère. Ils sont coupés du
décor, l'horizon est déformé. Il ne s'agit
pas d'une construction symbolique ou théorique, mais d'un
pur effet visuel : les hommes sont isolés, c'est comme si
tout à coup on se rendait compte qu'après tout, l'espace
se divise non pas ainsi : les acteurs et les décors d'un
côté, l'écran au milieu, puis nous de l'autre
côté, mais: l'écran dans le fond, et devant
l'écran, les acteurs et nous, du même côté.
Soyons réactionnaires
Grâce et Edgar
de l'Eloge de l'amour se ressemblent : ils veulent rester
(Grâce), ou devenir (Edgar), adultes. Ils ne veulent pas seulement
exister et se mouvoir dans les décors. Ils veulent s'assumer,
se porter eux-mêmes.
Pourquoi la Révolution
: parce que c'est un temps où les gens vivaient encore dans
un rapport intime avec leurs convictions. Si Rohmer et Godard sont
d'une autre époque, c'est d'une époque où il
n'y avait pas de pensée ni d'existence qui ne soit politique.
L'individu incarnait ses idées. Grâce est absolument
dévouée au roi, refuse de critiquer la reine. Elle
condamne les révolutionnaires en bloc.
Un soir, Grâce
et trois autres personnes plus ou moins royalistes attendent le
verdict qui décidera du sort du roi. Ce qui met Grâce
hors d' elle, c' est la passivité des autres, leur
indifférence. Il n' y a qu' elle qui réagisse vraiment.
La tare de notre époque,
c'est le désintérêt pour le politique, l'illusion
de n'être pas concerné. Bien sûr, la proximité,
dans L'Anglaise et le Duc, du privé et du public est
très angoissante. Grâce est sans arrêt prise
d'assaut. Impossible d'avoir la paix. La paix : voilà ce
qu'attend chaque personne, maintenant, voilà la valeur absolue.
Qu'on nous foute la paix. Mais l'absence de guerre, ce n'est
pas encore la paix (hum... a dit Kant) ni, non plus, la liberté.
Les convictions de
l'Anglaise, opposées à celles du Duc, ne l'empêchent
pas d'avoir des rapports avec lui : au contraire, l' "histoire"
de leurs rapports est intimement liée à l' Histoire.
Leurs rapports
s'enrichissent, et
en souffrent. Pour finir, personne ne change d'avis, personne ne
convainc l'autre. Peut-être, mais là, il y a un rapport
d'amitié réelle. L'amitié n'est pas seulement
la communion (illusoire) ni la fraternité (sanguine). L'amitié
est compatible avec l' affrontement, et naît du vis-à-vis,
qui implique une prise de position. Grâce n'est pas le simple
produit d'une histoire qui la voue au royalisme, à la "monarchie
progressiste " - mais même cela, c'est essentiel, on n'est
personne tant qu' on n'est pas aussi la mémoire des ancêtres
-, et ses opinions sont des idées parce qu'elle les défend
farouchement. Elle ne peut pas dissocier ses sentiments pour le
Duc de son comportement politique. Elle cherche à le persuader,
il fait une concession : il ne se rendra pas au procès du
roi. Mais il y va quand même, et en plus, il vote sa mort.
Réaction de Grâce : elle retire son portrait du mur
(mais ne le brûle pas), elle se débarrasse des bijoux
qu'il lui a offerts. Le Duc l'a trompée, c'est comme s'il
l'avait trahie avec une autre femme.
Attention, il ne s'agit
pas d' engagement au sens commun. Rohmer ne nous dit pas qu'il faut
mourir pour ses convictions et Grâce, aussi courageuse soit-elle,
ne veut pas mourir pour ses idées, n'est pas une martyre,
ni une kamikaze, c'est tout le contraire. Déduire qu'une
cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque
chose pour elle - cette logique fut un frein inouï pour l'examen,
l'esprit critique, la prudence intellectuelle, nous avertissait
déjà Nietzsche. Pas d'idée de sacrifice, donc,
et à la limite, c'est encore plus que cela (car l' idée
d'engagement dans la politique dissocie le public du privé,
encore) : il s'agit de conscience politique, qui n'est pas à
ranger à part (de la vie, ça n'est pas une activité,
c'est un mode d'être). Grâce le dit, d'ailleurs : "Je
suis protégée par ma conscience".
Bref, amitié,
humanité, conscience politique : synonymes. Ne les laissons
pas sur le bord de la route.

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