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Peut-être, peut-être...
1. La valse de In the mood for love...
C'est en effet ce qui insiste, après coup, après l'éblouissement
et mes trois retours en salle - la ritournelle... Plus exactement
les trois premières mesures d'arpèges en pizzicato
qui précèdent l'entrée mélodique du
violon... La lenteur du premier coup d'archer... C'est ça
qui me revient d'abord... Puis l'image de Maggie Cheung marchant
au ralenti.
Revoir plusieurs fois le film
n'a fait qu'aggraver le morcellement du souvenir... Expérience rare...
Jamais un film n'aura si bien programmé en moi la demeure d'un pur regard
traduisant imparfaitement l'intraduisible mood
In the mood... Humeur,
disposition, modalité, état de l'âme et du corps
Parole
coupée, je fredonne les trois temps de la valse - la nuque de Maggie
Cheung tenue dans le col montant d'une de ces robes dont on n'imagine pas qu'elle
puisse se dévêtir... L'il de la caméra ne la déshabille
jamais... Madame Chan va au cinéma... Au travail... Au noodles shop...
Je la regarde marcher, s'éloigner dans la cadence calculée des
pas ralentis... Comme si Wong Kar-Wai avait voulu signer les mouvements de son
corps... Transcrire son nom dans le rythme indescriptible de ces pas ondulés,
lents pour les yeux et accélérés à l'ouïe par
le pizzicato des arpèges en valse... Maggie Cheung marchant au ralenti
incarne l'esprit même de cette musique... Elle l'interprète...
Tel un violon vivant, corps tendu comme une corde qui vibre de l'étirement
caressant de l'archer... Ces quelques mesures semblent faites pour ça
: montrer Maggie Cheung marcher. Marcher en s'éloignant toujours, jamais
à l'approche... Passant... Oblique... Non de face... Les pizzicatos sont
les doigts qui la retiennent... Doigts seulement audibles dont le rythme épouse
l'image ralentie du mouvement... Le rythme aboli de l'image fait retour dans
le son... Et la longue première note de la mélodie de cette valse
produit comme une plainte, prenant toute la mesure de ce pas de femme qui passe,
qui n'en finit pas de s'en aller, et qui ne cesse de promettre son secret...
La promesse attendue et son attente, les trois temps de la valse, seront reprises
plus loin en charge par la voix de Nat King Cole... "Quizas, quizas, quizas..."
... Le "un-deux-trois/un-deux-trois" du pas de valse rime dans mon
souvenir avec les trois "peut-être" de la chanson.
Comme si Wong Kar Wai travaillait précisément à faire voir
l'instant de cette promesse incertaine, suscitant l'attente et la plainte...
Il ralentit les pas de Maggie jusqu'au point où l'action perd sa signification,
et chaque mouvement ainsi décomposé démontre quelque chose
qui se donne et qui se refuse... la beauté furtive d'un "peut-être"...
"peut-être"... "peut-être"...
2. "Le thème de la valse que nous avons utilisé tout le long
n'est pas original, dit Wong Kar Wai dans l'entretien donné à
Positif (n° 447). C'est un thème d'un film de Neijun Suzuki. Le compositeur
m'a donné la musique avant que je ne commence à tourner, et c'est
devenu ma référence. Je savais que le film devait être comme
une valse..." - Ce n'est pas la liaison entre Chow Mo-Wan (Tony Leung)
et sa voisine de palier qui l'aura intéressé, ce n'est pas la
danse en tant que danse, c'est un certain Hong-Kong qui n'existe plus, un certain
moment de la communauté shanghaïenne et les choix de la mise en
scène en découlent : "Tout dans ce film comme je l'ai dit
est exprimé par le corps, comment ils bougent. Il y avait des détails
que je voulais montrer. Le ralenti n'exprime pas l'action mais l'environnement.
(
) C'était pour saisir un certain espace, une certaine ambiance
(
) Parfois je faisais écouter la musique aux acteurs, parfois à
l'opérateur pour qu'il connaisse le rythme de certains mouvements de
caméra, la vitesse du travelling" (C'est Georgy Katzarov qui souligne).
A moins de connaître l'histoire de Hong-Kong, d'avoir cet environnement
en partage dans le souvenir, le spectateur européen reste nécessairement
aveugle à bien des signes, peut-être même à l'essentiel
de l'intention narrative qui se déclare ainsi. La valse de Wong Kar Wai,
le film donc, est une sorte de "madeleine" merveilleuse qui retient
dans sa palette de goûts mélangés une puissance d'évocation
infinie d'espaces et de temps dont certains seulement passent les frontières
culturelles et historiques. La signification spécifique des dates qui
cadrent le récit, la datation de telle saison de l'année qui se
fait dans le code culinaire (manger du mo wan signifie que l'action se situe
en juin-juillet..), l'incidence de la révolution culturelle en Chine
continentale, le cloisonnement des communautés shangaïenne et cantonnaise,
l'exil et la coupure des traditions d'une génération à
une autre... Autant de dimensions de la matière signifiante du film qui
demeurent en retrait et dont l'élucidation nous obligerait à un
long détour en bibliothèque... Ce qui se donne à lire et
à voir ainsi de Hong-Kong n'est qu'une infime partie de ce qui demeure
illisible, mais qu'il ne nous est pas interdit de goûter et qui se communique
à nous comme éblouissement, beauté, plaisir, secret...
musique...
Justement, si le film ne souffre nullement de cette cécité à
juste titre supposée de sa réception européenne, c'est
que l'environnement particulier qu'il cherche à reconstituer, le "Hong-Kong"
dont il s'agit doit être quelque chose qui n'appartient pas à l'histoire
au sens strict. Ou en tout cas ne se réduit pas à son inscription
historique dans un lieu et une époque passée... Ce "Hong-Kong",
dont les extérieurs ont été tournés à Bangkok
semble étrangement proche à quiconque dès lors qu'il apparaît
comme une expérience intime du temps, notamment à travers la dramatisation
d'un secret en partage entre un homme, une femme, et tous ceux qui les regardent
à la fois de l'intérieur (les personnages dans le film) et de
l'extérieur (les spectateurs).
Comment donc, sur quelle base, à partir de quelle expérience du
secret se construit la possibilité de cette connivence si largement attestée
entre le film et son public? Pourquoi est-il ou pourquoi le trouve-t-on si "beau"?
D'autant plus que sur ce point il semble y avoir un très vaste consensus
: le succès du film en salle va de pair avec son succès auprès
de la critique. On s'accorde à l'aimer, toutes chapelles confondues...
Il ne s'agit pas "d'expliquer" cette rencontre... Le risque qu'impliquent
de telles "explications" ne vaut pas la peine d'être couru.
Mais de méditer les effets d'enchantement que le film semble produire...
Le "secret" aussi que le film ne livre pas, en tout cas pas autrement
que sur le mode de la beauté... et du regard désirant qu'elle
suscite... Peut-être ce film aura su rappeler avec force que toute beauté
est une fonction de cette tension du désir vers un secret... Un secret
qu'il ne s'agit pas de percer ou de dévoiler, mais de garder justement
comme tel, et que cette garde est l'entretien même de la beauté,
ce dont dépend le tremblement fragile de son peut-être...
3. Peut-être... Peut-être... La chanson de Nat King Cole thématise
précisément la répétition d'une irrésolution...
Les paroles de cette chanson apparaissent comme l'analyse la plus pertinente
qui soit de la temporalité du film si finement pliée au service
de l'entretien du secret : "Toujours quand je te demande, quoi, quand comment
et où, toujours tu me réponds peut-être peut-être
peut-être...(siempre que te pregunto que, cuando, como y donde, tu siempre
mi respondes : quizas quizas quizas...) ; et ainsi se passent les jours et moi
- désespéré, et toi, tu me réponds peut-être,
peut-être (y asi pasan los dias y yo desesperado, y tu, tu contestando
: quizas quizas quizas...) ; tu perds le temps à penser, à penser,
pour ce que tu aimes le plus... jusqu'à quand ? jusqu'à quand
? (estas perdiendo el tiempo pensando, pensando, por lo que mas tu quieres,
hasta cuando, hasta cuando...) et ainsi se passent les jours..."
Le passage des jours dont il s'agit est justement un temps qui ne passe pas
: temps de la répétition, d'une danse ou d'une valse du désir
qui tourne autour de son secret, qui trace des cercles... Lorsque Wong Kar Wai
filme des horloges, c'est la rondeur du cadran qu'il montre et l'image des aiguilles
à l'arrêt qu'il donne à voir... Dans quelle mesure alors
le Hong-Kong de 1962 serait responsable de cet effet ? Dès lors que Hong-Kong
est le théâtre d'un tel arrêt du temps, il n'est qu'une autre
manière de nommer et de visualiser une expérience de l'attente
dont le succès du film prouve l'intelligibilité universelle...
Ainsi passent les jours à Paris, à New York, à Sofia ou
à Tokyo, lorsque le désir s'entretient de lui-même... se
mettant ainsi de lui-même en suspens, en arrêt devant la beauté
que son assouvissement risquerait de détruire... Mais le Hong-Kong en
question a bel et bien une dimension historique et culturelle autre, et cette
altérité semble en quelque sorte objectivement rendre possible
un tel film. Si le Désir semble vibrer d'une musique qui passe les frontières
plus vite que tout autre signe, ce qui change c'est la Loi et les communautés
qui l'observent. La même histoire, le même scénario n'aurait
aucune chance de donner lieu au même effet d'uvre ici, en Europe,
où le cinéma généralement, en matière de
désir et de sexe, se met au service d'une lutte, d'une confuse velléité
de transgression. Les fables du désir dans nos latitudes semblent avoir
depuis belle lurette renoncé à l'articulation du secret et du
sexuel... Et on ne ment jamais autant sur ces choses que lorsqu'on prétend
en révéler le vrai. Il me semble qu'il s'agit par ici de déchirer
tous les voiles qui entourent la réalité du sexe, comme si on
s'était donné pour tâche d'abolir toute dimension secrète
sauf à la produire sous l'espèce du danger, à la faire
sourdre comme une horreur (je pense à Eyes wide shut de Kubrick). Les
films d'ici expliquent, osent, montrent, braquent, dénoncent, militent,
se révoltent, menacent, terrifient, souffrent bruyamment, ou alors font
rire... Les registres possibles en Europe du scénario de In the mood...
seraient soit ceux du drame psychologique, de l'érotisme plus ou moins
soft, ou de la comédie de cocuage... Il est probable que ce que l'on
aime tant dans In the mood for love, c'est l'extrême grâce et la
dignité avec laquelle les personnages de Tony Leung et de Maggie Cheung
portent leur rôle de femme et de mari trompés... l'extrême
rigueur de leur liaison... qui demeure belle même dans son repli intime...
la légèreté apparente avec laquelle ils s'abstiennent l'un
de l'autre... le respect infini pour l'ensemble des contraintes qui diffèrent
et interdisent l'accomplissement de leur jouissance... sans cesser de se désirer
et comme pour mieux aménager le lieu, hors champ, de leur étreinte.
Peut-être...

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