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Dans la série du " réalisme
américain ", In the Bedroom et Monster’s Ball
se font écho et se ressemblent.
Aussi bien par leur esthétique :
sombre, intense, sordide et magnifique, gros plans sur les objets,
" U-Haul makes moving easier ", musique moderne, la pellicule
poussée à ses limites pour filmer l’obscurité.
Que par leur thématique : mort du fils, peine de mort,
rédemption, amour.
Reprenons d’un peu plus haut,
et rappelons sommairement les faits : dans In the Bedroom, un jeune
homme est amoureux d’une femme un peu plus âgée. Ses parents voient
cette relation d’un œil un peu soucieux : ne va-t-il pas lui sacrifier
ses études ? Le voilà qui réfléchit sur le
sens de la vie, et pourquoi-il-ne-vivrait-une-vie-simple-et-belle-de-pêcheur-plutôt-que-de-s’user-dans-un-bureau ?
Nous sommes dans une petite ville du Maine, dans le nord des Etats-Unis. L’idylle
prend fin brutalement lorsque l’ex-mari de la jeune femme, brutale petite frappe,
fait irruption chez elle, et tue le jeune homme d’un coup de pistolet. Le film
alors commence vraiment : comment les parents vont-ils survivre à
la mort de ce fils unique ? Et les choses se tendent dramatiquement lorsque,
faute de preuves suffisantes, le criminel est relâché. Puisque
la justice ne fonctionne pas, il ne reste alors plus qu’une chose à faire :
l’abattre au fond d’un bois, étant entendu que la vengeance est à
la fois impossible à éviter, mais qu’elle ne rendra jamais le
fils perdu, et avec lui, tout ce qui a été perdu pour toujours :
l’innocence, la justice, l’amour, la beauté.
Monster’s Ball, de son
côté, se passe dans le sud, dans l’Etat de Georgia. Une autre Amérique
profonde, qui est aussi un peu la même, mais où la division raciale
structure l’existence quotidienne, et recoupe celle entre ceux qui sont derrière
les barreaux, et ceux qui mettent les autres derrière les barreaux. Ce
qui, en Georgia, veut aussi dire : entre ceux qui sont condamnés
à la chaise électrique, et ceux qui les y condamnent. Un père,
policier blanc brutal, digne fils d’un policier raciste retraité avec
qui il vit, maltraite son propre fils, lui aussi policier, mais sensible et
maladroit, " il tient de sa mère ", qui réagit un peu
trop humainement à son goût à l’exécution d’un jeune
noir. Le fils maltraité se suicide dans le salon avec son arme de service.
Le père, tournant alors le dos à son propre père et à
ses valeurs, décide de repartir sur de nouvelles bases, quitte la police,
achète une station-service. Et rencontre une jeune femme noire (Halle
Berry) qui, elle-même, perd son fils dans un accident de la route, et
qui n’est autre que la veuve du jeune noir qu’il a, lui, contribué à
exécuter, dans la première partie du film. Lui sait qui elle est,
mais elle ne le sait pas. Une histoire d’amour se noue entre eux. Jusqu’au moment
où elle découvre, dans la chambre du fils, les portraits au crayon
qu’avait fait son ex-mari avant d’être exécuté, et qui représentent
ses gardiens : le père et le fils. Le film se finit toutefois sans
drame supplémentaire : elle avale la nouvelle comme une bouchée
de chocolat glacé : il continuera de faire comme si ce n’avait pas
été lui, elle continuera de faire comme si elle ne le savait pas.
Il faut que chacun reste avec son secret pour qu’ils puissent continuer à
s’aimer. Ou peut-être, même, pour qu’ils puissent commencer à
s’aimer, hors du conte de fée, c’est-à-dire dans l’impossibilité
de trancher réellement entre la réalité et le rôle
qu’ils jouent.
Dans les deux cas, le spectateur
est confronté au drame de la rédemption, qui est impossible tout
autant qu’elle est impossible à esquiver. Le spectacle d’une inconsolation,
qui n’est pas tout à fait le désespoir, mais certainement pas
l’espoir non plus. Dans les deux films, le mot de la fin va à la nourriture :
une cuillérée de glace au chocolat, à la tombée
de la nuit, une tasse de café, au lever du jour. Le moteur de la vie,
semblent nous dire ces scènes finales, ce n’est pas le désir,
c’est le besoin, dans sa répétition indéfinie et absurde,
qui fait que les choses se passent et que, tragiquement, on les digère,
mais que digérer ne met pas fin à la faim.
Cette consolation qui n’en est
pas une est aussi un projet esthétique : celui de la mise en scène
d’une beauté qui dise en même temps le deuil de la beauté.
Pour faire une formule : la beauté du deuil ne peut être montrée
qu’en faisant le deuil de la beauté, qui serait inadéquate pour
dire le deuil.
Cette impossibilité de
la beauté désigne aussi peut-être les limites de ce genre
même de films : comment faire une fable réaliste ?
Le spectateur, tout en étant pris dans le film, éprouve une tension
entre, d’un côté, l’effet de réel, créé par
tout ce qui fait qu’on n’est clairement pas dans une épopée (par
opposition par exemple avec le film de Clint Eastwood sur la peine de mort) ;
mais de l’autre, le maintien d’une narration dramatique, qui frôle parfois
le mélodramatique, et qui nous met face à ce qui est, clairement,
une fiction, à laquelle on risque subitement de ne plus croire. Plus
l’ambition de réalisme est grande d’un côté, plus elle met
en danger, de l’autre côté, la crédibilité des éléments
fictifs, à commencer par la construction narrative en tant que telle.
Et lorsque cet équilibre fragile se rompt, il se passe la pire chose
qui puisse se passer au cinéma : on s’ennuie. Et l’on se dit en
sortant : " Il était trop gentil, ce fils, trop parfait ;
trop idyllique, cet amour ; trop méchant, le méchant ;
tout cela est cousu de fil blanc ; on sait trop bien où on nous
emmène ; trop belle pour son rôle, Halle Berry ; irréaliste,
le revirement du père ; trop tirée par les cheveux, cette
rencontre ; bien-sûr qu’elle va trouver le dessin, etc. "
Avec Clint Eastwood, on sait où
on est : le journaliste héroïque, la mise en scène de
Clint par Clint, les héros sont fatigués mais encore efficaces,
et surtout, surtout : le condamné est innocent, parce que Clint
Eastwood ne va quand même pas sauver des coupables…
Avec le réalisme, c’est
plus délicat : on voudrait presque, soit un documentaire, soit que
l’intrigue s’emballe : que, quitte à ne pas être réaliste,
elle pète un câble tout à coup, qu’elle dévie, qu’elle
délire.
Il m’a semblé mieux comprendre,
alors, ce que fait Lars von Trier dans Dancer in the Dark. Voilà
précisément le genre de film que fait, et que ne fait pas, Lars
von Trier. Cette tension entre le réalisme d’un côté, le
mélodramatique de l’autre, il la tend à son maximum. L’image en
devient pénible à suivre. L’intrigue est digne d’un manga, pénible
jusqu’à l’écoeurement. On a envie de sortir. Mais en même
temps, une part de nous lui sait gré de ne pas tenter de présenter
comme cohérent ce qui ne peut pas l’être. Dancer in the Dark
part franchement à la conquête de la contradiction : de
la mort dans la vie ; de la musique du silence : le chant de Bjork
amorcé à partir de bruits toujours plus ténus : des
machines de l’usine, et du train, jusqu’au craquement d’un disque rayé,
aux murmures dans une bouche d’aération, et, finalement, au silence de
sa propre exécution, plus intense que tous les autres chants. Et qui
ne ressemble à rien.
Emmanuel Pasquier, New York, mars
2002

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