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« La fortune sourit aux audacieux. »
(Virgile)
On ne criera pas ici au
chef-d’œuvre : Alexandre est loin d’en être un. Il mérite pourtant
beaucoup mieux que l’accueil froid et méprisant qui semble lui avoir été
majoritairement réservé. C’est certes une oeuvre inégale, pas immédiatement
séduisante ; mais c’est surtout un objet ambitieux, aussi fragile et
puissant que son héros, fascinant dans sa façon de foncer tête baissée dans la
prise de risques pour scintiller in fine de cette ineffable beauté qui
prend des détours du côté de l’improbable avant de frapper. Avec ce péplum
luxuriant enchevêtrant action et réflexion, épopée et intimisme, pesanteur de
la fresque historique à grand spectacle et légèreté furieuse du style, Stone
livre enfin un film à la manière originale et au propos complexe.
Marque d’emblée ce qu’on appelle
communément le « kitsch »* : facticité (l’invraisemblable
moumoute peroxydée du roi), désuétude (l’Alexandrie de pacotille où monologue
Ptolémée), mauvais goût (les cartes du monde, mosaïques, statues ressemblant
bien aux acteurs, mais pas pour un sou à l’art antique). Loin de le plonger
dans l’ineptie, sa facture clinquante – plus téméraire qu’elle n’y paraît, dans
l’imaginaire relativement étriqué paysage cinématographique actuel – constitue
la force et la singularité de ce film perché sur une corde raide, évitant la
chute in extremis à force de conviction et de talent. Son réjouissant
iconoclasme n’a donc rien à voir avec l’esthétique « Las Vegas », qui
enferme le kitsch dans un écrin perfectionniste s’intéressant peu aux individus
et à la palpitation de la vie. Une fois acceptés ses choix visuels osés, toutes
les scènes de « passages obligés du genre » (batailles, orgies
dionysiaques, danses traditionnelles…) paraissent transcendées, non pas tant
par une relecture neuve que par une intensité habitée.
Comme en attestent les termes de
la réflexion de Ptolémée et la fascination que nourrit Alexandre pour Achille
et consorts, il est question ici de travailler la notion de mythe. Nul besoin,
dès lors, de prétendre à une quelconque forme de naturalisme. L’artificialité
de sa représentation assumée, Oliver Stone, sans céder entièrement à sa manie
esthétisante, qui trouve dans la stature du personnage matière à s’épanouir
sans trop de vanité (le folie du cinéaste rejoint celle de son personnage dans
le lyrisme halluciné de la scène de la bataille d’Inde), s’efforce de faire
exister les corps en place (lorgnant vers une certaine forme de réalisme sans
se soucier de l’incarnation, Troie effectuait l’opération inverse,
nettement moins intéressante). C’est particulièrement sensible lors de la scène
de la bataille de Gaugamèles, sidérant morceau de gigantisme schizophrénique où
le réalisateur mêle adroitement vues aériennes des deux armées en présence et
plans matérialistes du corps à corps, donnant ainsi à ressentir à la fois
l’intelligence stratégique et la sauvagerie du combat.
D’Oliver Stone, artiste aux
positions politiques difficilement identifiables**, on pouvait surtout craindre
une inconséquence de la pensée politique ; de fait, le côté « leçon
de realpolitik » de l’exposé de Ptolémée s’avère très irritant. Le
discours n’est cependant pas univoque, et le vieux compagnon d’armes
d’Alexandre le Grand, réfléchissant littéralement à haute voix, laisse à son
esprit – et à celui du spectateur, assailli de questionnements contradictoires
– la liberté de penser aux diverses manières d’envisager les choses. Il exprime
même son désaccord avec ce qui semble pourtant être l’avis de Stone, pour
qui la grandeur de ce conquérant serait d’avoir voulu respecter les peuples
qu’il envahissait, inventant avant l’heure le métissage culturel. De même, on
pouvait craindre que le parallèle clairement tracé entre les conquêtes des rois
de Macédoine et la croisade de Bush père et fils se révèle vain. L’ambiguïté
politique est bien là, mais dans son versant positif : elle ne naît pas de
l’absence de véritable réflexion mais de l’empreinte, dans le verbe comme dans
l’action, des différents enjeux offerts à la réflexion. Du parallèle en
question résulte donc surtout l’idée qu’on ne saurait mener une intervention en
pays étranger ou, de manière plus générale, exercer une hégémonie sur le monde,
sans se poser un faisceau de questions quant à leurs implications morales.
Il est significatif de noter que,
mis à part les deux spectaculaires scènes de batailles qui encadrent le film,
Stone, oeuvrant finalement autant dans l’excès que dans la retenue, s’intéresse
principalement aux temps morts. Il se concentre surtout sur la façon dont le
souverain gère le microcosme qui gravite autour de lui (intimidant magma de
perplexité et d’admiration, d’emprise et d’impuissance frustrée, de
bienveillance et de complots) et expédie dans le dialogue, avec une désinvolture
qui n’est pas loin de forcer le respect, les éléments indispensables à la
compréhension de l’action. Evidemment, cette hardiesse ne paie pas
complètement, et la profusion des enjeux – dramatiques ou politiques – entraîne
une certaine frustration. On peut ainsi regretter que certains personnages
ne soient pas suffisamment développés ; on reste notamment sur sa faim en
ce qui concerne la reine Roxanne, et il s’avère parfois difficile de distinguer
qui est qui dans l’entourage du roi.
S’il y avait une critique à faire
au film, ce serait donc peut-être de ne pas aller au bout de tout ce qu’il
propose. Aurait-il été plus judicieux, plutôt que de prétendre embrasser, même
en 2h50, la quasi-globalité du sujet, de se concentrer sur une partie plus
restreinte ou quelques uns seulement des aspects de la vie du souverain ? Le
résultat, quoi qu’il en soit, n’aurait certainement pas été le même. Il est
tout de même ici question de rendre un tant soit peu compte de l’ampleur de la
tâche accomplie (rendue tangible par la diversité des décors et des
paysages : garrigues grecques, splendide Babylone, déserts, montagnes
enneigées, forêt dense…) et de la démence du personnage. Au prix d’un
foisonnement peut-être abusif, mais jamais écrasant.
Par ailleurs, si aucune des
problématiques lancées n’est traitée à fond, le film n’est pas non plus une
suite lassante de pistes inexplorées, d’idées inconsistantes. La relation
d’Alexandre avec ses parents, peut-être un peu simple d’un point de vue
psychanalytique (mère envahissante à fuir, père autoritaire à tuer), est ainsi
esquissée avec dynamisme, chair et efficacité. Ce qui n’était pas gagné
d’avance – faire de Colin Farrell le fils d’Angelina Jolie et de Val Kilmer
constituant le risque le plus fou pris par Stone. Non seulement ça marche, mais
cette audace insensée, soulignant l’inceste virtuel liant le fils à sa mère et
rendant d’autant plus inévidente – donc violente – la distance qui le sépare de
son père, produit un trouble passionnant.
L’implication des acteurs n’y est
pas pour rien. La plus convaincante est sans conteste Angelina Jolie,
somptueuse, vénéneuse, impériale. Son accent slave, qui fit beaucoup gloser
(mais qui, dans le système artificiel mais cohérent du film, fait moins figure
d’aberration que d’idée originale et opérante pour attester de son statut
d’étrangère), ne fait qu’ajouter au mystère de ce personnage de reine-sorcière.
A ses côtés, Kilmer et Farrell s’en sortent plutôt bien. Le premier, un peu
brouillon, donne une bestialité désordonnée assez étonnante à son personnage.
Le second, souvent à la limite du jeu affecté (ah ! ses sourcils en
circonflexe…), se révèle en fin de compte assez bluffant ; parfaitement en
phase avec la nature exagérative et fragile du film, il touche par sa façon
d’alterner ou de mêler vulnérabilité et violence, force et gracilité. Evitant
la caricature de la folie avec habileté, il parvient à susciter l’émotion.
Le traitement de la sexualité de
son héros participe pour beaucoup de la personnalité du film. Soit dit en
passant, à écouter les sarcasmes gênés dans la salle, on se dit qu’il y a
encore des pas à faire pour que soit accepté l’amour entre deux hommes. Il est
vrai que les regards cajoleurs qu’échange Alexandre avec son compagnon
Héphaïstion et son esclave Bagoas frôlent la niaiserie – même si, à notre sens,
chargés d’intensité et de trouble, ils n’y cèdent jamais. On pourrait ainsi
regretter que sa préférence sexuelle, bien qu’évidente, ne soit jamais traitée
de manière frontale (un seul baiser entre hommes, et encore au terme d’une
scène de beuverie : le reste n’est qu’invitations discrètes, embrassades
franches, tendres, ambiguës mais chastes). C’est que, inspiré comme son
personnage par le couple Achille-Patrocle, le film insiste sur cette conception
antique de l’homosexualité – plutôt politiquement incorrecte aujourd’hui –, qui
veut qu’un véritable amour ne puisse enflammer que deux mâles, réduisant les
femmes à un territoire de plus à conquérir – voire à dompter avec crainte et
brutalité, comme le montre la scène de sexe avec Roxanne – et à fertiliser…
La cohabitation entre tendresse
et violence s’exprime pleinement dans la musique de Vangelis, recyclage un rien
paresseux mais efficient de ses meilleures compositions (1492,
notamment). Elle aussi sur la corde raide – en l’occurrence entre insupportable new age synthétique et sublimes nappes hypnotiques –, elle occupe une
place primordiale dans la perception du film. Dès lors, deux
possibilités : la trouver envahissante, huileuse, et s’ennuyer
mortellement, ou au contraire se laisser porter par le sentiment unique qu’elle
procure, l’atmosphère fascinante qu’elle instaure, son lyrisme
atemporel donnant quasiment l’impression d’être plongé en pleine
science-fiction. Ce rapport étrange au temps, indiscutablement lié à la réflexion
sur le mythe, achève de faire d’Alexandre un objet bien singulier.
L’inconfort que suscitent son
mélange de carton-pâte, de réalité et d’images de synthèse (il constitue sur ce
terrain une immense réussite, les effets spéciaux se fondant comme jamais dans
la matière visuelle) ainsi que sa façon de bousculer la hiérarchie du beau et
d’affronter sans complexe la mièvrerie, est la marque d’une oeuvre offrant ce
que le cinéma recèle de plus intéressant, car de plus déstabilisant et
spécifique à son art. « Voilà qui n’existe que par le cinéma, voilà qui
serait nul dans un roman, sur la scène, partout ailleurs, mais qui sur l’écran
devient fantastiquement beau. » écrivait Godard à propos de Nicholas
Ray***. Truffaut, quant à lui, avait inventé la notion de grand film malade,
qui désignait un métrage ayant cédé sous le poids du système de production mais
dans lequel subsiste la personnalité d’un auteur. Je ne tiens pas Oliver
Stone pour un auteur capable de transformer n’importe quelle commande de studio
en oeuvre digne d’intérêt, et je ne crois pas que son film ait subi
d’insoutenables pressions de la part de ses producteurs. Les propos de Truffaut
et Godard sont pourtant assez proches de ce qu’on peut ressentir face à Alexandre.
Ceux qui n’y ont aperçu que du « déjà-vu » ou du
« grotesque » ont dû mal regarder. Dans le ciel constellé des
superproductions, il fait figure d’ovni.
* Ce kitsch-là est à distinguer
du kitsch kunderien, avatar du cliché. Les deux acceptions se
recoupent parfois – notamment dans les films où la profusion décorative est
fondamentalement liée à une volonté lénifiante d’occulter une réalité
insatisfaisante –, mais l’une n’implique pas forcément l’autre.
** « On présente Stone
tantôt comme un cinéaste engagé de gauche, tantôt comme un manipulateur
réactionnaire. (…) Stone se pose contre. » (Pierre Berthomieu, Le
Cinéma hollywoodien. Le Temps du renouveau, Nathan Université, coll. Cinéma
128, Paris, 2003, p. 48)
*** Jean-Luc Godard, « Rien
que le cinéma » (à propos de L’Ardente gitane de Nicholas Ray), Cahiers
du cinéma n° 68, février 1957.

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