Commençons par la littérature, puisque
c’est par elle, ou plus exactement à cause d’elle, qu’Éric Rohmer,
professeur de lettres et rédacteur en chef des Cahiers du cinéma,
est devenu cinéaste.
L’idée de ces Contes, écrit
Éric Rohmer dans l’avant-propos du recueil de nouvelles intitulé
Six contes moraux, qui vient également d’être réédité3,
m’est venue à un âge où je ne savais pas encore si je serais
cinéaste. Si j’en ai fait des films, c’est parce que je n’ai pas réussi
à les écrire. Et si, d’une certaine façon, il est vrai
que je les ai écrits – sous la forme même où on va les lire
–, c’est uniquement pour pouvoir les filmer [...]. Ils ont eu, dès le
premier jet, une apparence résolument littéraire. Eux-mêmes
et ce qu’ils véhiculaient – personnages, situations, paroles – avaient
besoin d’affirmer leur antériorité à la mise en scène,
bien qu’elle seule possédât la vertu de les faire être pleinement.
C’est cette foi en la toute-puissance de la mise
en scène (foi partagée par toute la Nouvelle Vague et dont ce
fut, en quelque sorte, le manifeste) qui métamorphose l’écrivain
en cinéaste.
La littérature fait partie moins de la
forme que du contenu. Mon intention n’était pas de filmer des événements
bruts, mais le récit que quelqu’un faisait d’eux4.
D’où la voix off qui commente, à
la première personne, tous les Contes moraux (sauf Le genou
de Claire). Notre plaisir – un peu trouble – naît de l’écart
que nous guettons entre ce que nous voyons et l’interprétation qu’en
donne le narrateur. Les personnages sont piégés entre les images
apparemment objectives – qu’on peut donc interpréter de bien des manières
– et un texte littéraire superbe, mais si subjectif que l’on peut douter
de son exactitude. Dans Le genou de Claire, pas de voix off. Mais le
résultat est le même : Jérôme (Jean-Claude Brialy)
vit une scène qu’il commente ensuite à une amie romancière,
et celle-ci, à son tour, commente – et parfois met en doute – le commentaire
de Jérôme.
Six contes, donc, construits selon le même
procédé et qui racontent six fois la même histoire que Rohmer
résume ainsi :
Tandis que le narrateur est à la recherche
d’une femme, il en rencontre une autre qui accapare son intention, jusqu’à
ce qu’il retourne à la première5.
Suivirent ce qu’Éric Rohmer se refuse à
appeler des adaptations – car il en a gardé intégralement les
textes – mais des " mises en scène d’œuvres littéraires " : La
Marquise d’O, d’après Kleist, et Perceval le Gallois, d’après
Chrétien de Troyes. Puis, comme Éric Rohmer aime se lancer des
défis et s’imposer des contraintes, vinrent les Comédies et
proverbes, qui sont au théâtre ce que les Contes moraux
sont à la littérature.
Plus de récit à la première
personne. Comme l’indique leur titre – emprunté à Musset, à
Marmontelle et… à Mme de Ségur6 – les Comédies
et proverbes sont des pièces, donc sans point de vue privilégié.
Même si l’on suit un personnage (dans Les nuits de la pleine lune,
il n’y a pas une scène sans Pascale Ogier), on lui reste extérieur.
Et les dialogues semblent pris sur le vif, écrits spécialement
pour de très jeunes comédiens, qui peuvent même les modifier
avec l’accord du réalisateur.
On continuera à parler beaucoup dans ces
Comédies, avait dit Éric Rohmer, mais non tant pour s’analyser
et peser ses mobiles que pour s’interroger sur la réalité ou la
possibilité de tel événement. On y essaiera moins de définir
une attitude morale que des règles pratiques. On n’y débattra
plus guère des fins, mais des moyens.
Les Contes moraux ont été
tournés entre 1962 et 1972. La première des Comédies
et proverbes, La femme de l’aviateur, date de 1980. Impossible, aujourd’hui,
de ne pas se poser la question : si Rohmer avait commencé sa carrière
avec les Comédies et proverbes, les gens sérieux l’auraient-ils
pris au sérieux ? Pas sûr. Et pourtant… Et pourtant, Le rayon
vert raconte exactement la même histoire que Ma nuit chez Maud.
Celle de quelqu’un qui parie sur le " non ", dans l’espoir de recevoir beaucoup
plus quand, enfin, il dira " oui ".. Après avoir longuement disserté
sur Pascal, le narrateur de Ma nuit chez Maud (Jean-Louis Trintignant)
se refuse, une nuit entière, à la belle Maud (Françoise
Fabian) pour rester fidèle à une petite blonde (Marie-Christine
Barrault) dont il a décidé, sans même la connaître,
de faire sa femme. La Delphine du Rayon vert (Marie Rivière),
elle, serait sans doute bien en peine de citer Pascal. Mais elle pressent vaguement
qu’elle doit rester fidèle à ce qu’elle est : une romantique qui
croit au grand amour. Ses vacances deviennent une sorte d’itinéraire
spirituel. Chacune de ses rencontres ressemble à une épreuve qu’elle
doit surmonter. Car, pour la sauver de la solitude, chacun la pousse à
se trahir elle-même. Pour se guider, comme dans les jeux de piste, Delphine
trouve des signes…
Le rayon vert, c’est la version ludique
de Ma nuit chez Maud. Comme la plupart des grands artistes, Éric
Rohmer, en vieillissant, s’épure. Certains disent qu’il devient frivole,
futile… Mais non : il s’allège ; Picasso le disait bien : " Il faut très
longtemps pour devenir jeune. "
Du même coup, Rohmer a du monde une vision
plus optimiste. Si, apparemment, les quatre premières Comédies
(La femme de l’aviateur, Le beau mariage, Pauline à
la plage et Les nuits de la pleine lune) se terminent mal, c’est,
dit Rohmer, " un malheur qui laisse intact l’espoir, alors que le bonheur des
épilogues des Contes avait un goût de tristesse ". Quant
aux deux dernières Comédies (Le rayon vert et L’ami
de mon amie), elles ne laissent pas seulement intact l’espoir, l’espoir
se réalise. À force d’entêtement, Delphine découvrira
et le fameux rayon vert dont parle Jules Verne et le garçon qui lui est
destiné. Et L’ami de mon amie est une partie de quatre coins qui
finit bien. Au début, A est avec B et C soupire pour D. À la fin,
A partira avec D et C avec B. E, qui a vite rompu sa liaison avec D, joue les
meneuses de jeu. On éprouve, à suivre les modifications de cette
figure géométrique, le même plaisir que devant certains
jeux de patience quand, enfin, chaque élément a trouvé
sa place.
Plaisir intellectuel du jeu, donc, mais aussi
plaisir des yeux. Passionné d’architecture, Rohmer nous promène
dans le quartier du Belvédère construit par Boffil à Cergy-Pontoise.
Et, sous sa caméra, le Belvédère prend des allures de petit
Versailles. De plus en plus, Éric Rohmer cède à ce qu’il
aime. Ses films s’enrichissent de nouvelles " impuretés ". Si l’on continue,
en effet, à parler beaucoup, la caméra se fait toujours plus mouvante,
le décor prend plus d’importance, les couleurs aussi. Si l’on s’amuse
à comparer, par exemple, La femme de l’aviateur, Les nuits
de la pleine lune et L’ami de mon amie, on s’aperçoit que
les termes qui nous viennent naturellement à l’esprit empruntent à
tous les arts – même à la musique.
Qu’est-ce que La femme de l’aviateur, sinon
une carte du Tendre dessinée dans les rues de Paris et le jardin des
Buttes-Chaumont ? Les nuits de la pleine lune, avec son héroïne
si légère, Louise (inoubliable Pascale Ogier), qui trace des arabesques
en courant sans cesse de Marne-la-Vallée à Paris, évoque
Mozart et le xviiie siècle7. Tandis que L’ami
de mon amie a la solidité du Grand Siècle et son goût
pour la symétrie : on pense à Le Nôtre et à Lulli.
Rohmer lui-même, pour parler de ses films,
emploie de plus en plus souvent des mots qui appartiennent au vocabulaire des
autres arts : " J’ai conçu mes Contes moraux, dit-il, à
la manière de six variations symphoniques8. " Ou bien, à
propos du Conte de printemps : " Le cinéma, c’est de l’architecture.
" Car, à peine terminé Comédies et proverbes, Éric
Rohmer enchaîne sur les Contes des quatre saisons. Après
les gris et bleus feutrés des Nuits de la pleine lune, après
les teintes éclatantes (rouge et blanc, bleu et vert) de L’ami de
mon amie, Conte de printemps, le premier de la nouvelle série,
est vert et blanc. Mais Éric Rohmer s’est toujours défendu d’établir
un rapport direct entre les couleurs qu’il choisit et l’histoire qu’il raconte.
Si tel était le cas, ce serait de l’expressionnisme,
ce que je n’aime pas. Mais [dans Conte de printemps] il y a accord entre
les couleurs et le printemps et accord entre le printemps et l’histoire.
Dans les Contes moraux, on s’interrogeait
sur les fins ; dans les Comédies et proverbes, sur les moyens
; dans les Contes des quatre saisons, les personnages discutent à
perdre haleine sur de possibles machinations ou d’impossibles décisions.
À Jeanne (Anne Teyssèdre), la raisonneuse, prof de philo et disciple
de Kant (Rohmer a mis beaucoup de lui-même dans l’héroïne
du Conte de printemps), s’oppose Gaspard (Melvil Poupaud), le héros
du Conte d’été. Non qu’il ne raisonne pas, non qu’il ne
fasse preuve de volonté (sinon, il ne serait pas un héros rohmérien9),
mais c’est un volontariste de l’indécision. Il a choisi de ne pas choisir.
Il charge le hasard de le faire pour lui.
Le hasard… Jusqu’à présent, s’il
intervenait, c’était discrètement. Et les personnages s’en méfiaient
trop pour ne pas l’aider un peu. Seule la Delphine du Rayon vert lui
faisait aveuglément confiance. Et voilà Gaspard qui s’en remet
à lui. Et aussi Félicie, dans le Conte d’hiver. Félicie
(Charlotte Véry) est la petite sœur de Delphine. Elle aussi, bien qu’ignorant
tout du pari de Pascal, parie sur le miracle : retrouver l’homme qu’elle aime,
le père de son enfant, dont elle ignore l’adresse et à qui elle-même
a donné, sans le vouloir, une fausse adresse. En faisant mine d’hésiter
entre deux amoureux, elle s’entête à attendre le seul, le vrai,
l’unique.
La machination reprend ses droits dans Conte
d’automne. Ses amies, Rosine (Alexia Portal) et Isabelle (Marie Rivière),
veulent absolument remarier Magali (Béatrice Romand). Quiproquos et malentendus
dans la lumière dorée de septembre. Valse hésitation d’une
rive à l’autre du Rhône, entre Saint-Paul-Trois-Châteaux
dans la Drôme, où Isabelle est libraire, et Bourg-Saint-Andéol
dans l’Ardèche, où Magali est viticultrice.
Ce qui caractérise peut-être le mieux
ces Contes des quatre saisons, ce sont ces sautes perpétuelles
d’un lieu à l’autre. Certes, les lieux ont toujours eu beaucoup d’importance
chez Rohmer. La boulangère de Monceau se passait dans un périmètre
très délimité du 17e arrondissement. La brillance
du lac d’Annecy illuminait Le genou de Claire. On ne peut plus passer
à Clermont-Ferrand sans penser à Ma nuit chez Maud, ni
à Rouen sans songer au Beau mariage… Mais dans les Contes des
quatre saisons, les personnages ont la bougeotte. Jeanne passe sans cesse
d’un appartement à l’autre. Gaspard l’indécis n’arrête pas
d’enjamber la Rance, allant de Dinard à Saint-Lunaire, de Saint-Malo
à Saint-Énogat, de la pointe du Groin à Saint-Jacut. Et
Félicie voyage : de Maisons-Laffitte à Belleville, de Nevers à
Villejuif…
Éric Rohmer aussi a la bougeotte. À
quatre-vingts ans, il a soumis à l’avance sur recettes un projet de film
qui lui a semblé si bizarre… qu’elle l’a refusé. Dame, on reproche
sans cesse à Rohmer de " faire du Rohmer " (comme s’il pouvait faire
du Cassavetes !), mais quand il a envie de tourner un film historique avec des
comédiens incrustés dans des tableaux, tout le monde se méfie
: oh là là ! à son âge, gérer un si gros budget
et utiliser le numérique ! Donc, on lui refuse l’avance sur recettes.
(On l’a bien refusée à Robert Bresson pour son dernier et l’un
de ses plus beaux films : L’argent..) Et quand il propose au Festival
de Cannes L’Anglaise et le duc (2002), qu’il est tout de même parvenu
à tourner, Cannes aussi le refuse.
Or, L’Anglaise et le duc est un film passionnant
et parfaitement rohmérien, puisque toute la réflexion sur la Révolution
française passe dans les conversations entre le duc d’Orléans,
dit Philippe Égalité (Jean-Claude Dreyfus), et une Anglaise, lady
Grace Elliott (dont Gainsborough a fait deux portraits fameux). Grace Elliott
(Lucy Russell) résida à Paris entre 1790 et 1793 et c’est son
journal qui donne à Rohmer l’envie de tourner son film : la chronique
d’une vie privée en un temps bouleversé. Du reportage, en quelque
sorte.
Mais le décor ? Rohmer demande à
Jean-Baptiste Marot de peindre sous sa direction trente-sept tableaux représentant
différents quartiers de Paris et fidèles à la topographie
de l’époque. Puis il incruste les comédiens dans les toiles peintes.
Procédé vieux comme le cinéma : Méliès fut
le premier à l’utiliser. Mais, grâce au numérique, le résultat
est époustouflant : les comédiens se promènent dans des
tableaux en trois dimensions. Le cinéma de Rohmer s’est enrichi d’une
nouvelle impureté.
De cette méthode paradoxale (le moderne
au service de l’ancien) est né un film paradoxal. Rohmer ne se penche
pas sur le passé, c’est le passé qui devient présent. Il
ne s’agit plus d’une reconstitution d’époque, mais d’une époque
ressuscitée. Ce qui, au fond, est logique. Car comment imaginons-nous
le passé d’avant l’invention de la photographie ? À travers les
représentations qu’en ont fait les peintres. Rien ne nous semble donc
plus naturel que de voir des peintures s’animer. C’est l’œuf de Christophe Colomb
: rien de plus simple, mais il fallait y penser.
Et à quoi pense Rohmer, aujourd’hui ? Eh
bien, il termine le montage d’un nouveau film : Triple agent. D’après
une histoire d’espionnage qui s’est réellement passée dans les
années 1930. Sortie, l’année prochaine.
Claude-Marie Trémois
1. C’est-à-dire Le signe du lion
(1959), La marquise d’O (1975), Perceval le Gallois (1979), Quatre
aventures de Reinette et Mirabelle (1986), L’arbre, le maire et la médiathèque
(1992), Les rendez-vous de Paris (1995), L’Anglaise et le duc
(2002).
2. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma
?, Paris, Cerf, 1975.
3. Six contes moraux, Paris, Éd.
de l’Herne.
4. Six contes moraux, op. cit.
5. Toutes les citations sans références
sont tirées de mes propres interviews.
6. Ce qui n’a rien d’étonnant de la part
d’un homme dont le tout premier film – demeuré inachevé – fut
une adaptation des Petites Filles modèles, et qui relit tous les
ans la Fortune de Gaspard.
7. Souvenez-vous des pieds de Louise et de Rémi
(Tcheky Karyo) gravissant l’escalier du duplex de Marne-la-Vallée. Tantôt
vifs, tantôt tristes, plus ou moins légers, trahissant l’humeur
de Rémi et de Louise, qui, tels deux ludions mal accordés, ne
vivent jamais au même niveau. Eh bien, ces pieds, filmés en contre-plongée,
ressemblent à des notes de musique sur une portée, ou aux signes
presque abstraits d’une estampe japonaise.
8. La Nouvelle Revue française,
no 219, mars 1971.
9. Rohmer va jusqu’à affirmer que " l’imagination
est une question de volonté ".