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The Hours
est construit comme l’entrelacement de trois histoires qui se font écho,
établissant un subtil jeu de ressemblances et de différences qui
forme comme une musicalité de la narration, encadrée par la mort
de Virginia Woolf. Les heures où Virginia Woolf aura écrit disent
non seulement toute sa vie, mais elles disent aussi la vie de ses lecteurs à
venir, et la vie des enfants de ces lecteurs – eux-mêmes également
ses lecteurs – et encore : la vie des amants de ces enfants, et encore :
la vie de ceux qui sont les spectateurs de ces vies : nous. Et ainsi à
l’infini. Comme une monade leibnizienne " exprime tout l’univers de
son point de vue ", le film nous offre un fragment d’infini, un certain
" déroulement " des plis, et des plis de plis, qui
étaient concentrés dans le regard de Virginia Woolf au moment
où elle cherchait ses phrases.
Ed Harris, dans son rôle
de poète maudit - où il reprend des airs de Pollock qu’il a incarné
peu auparavant - exprime la conception de l’esthétique qui semble présider
au film : - " Je voulais écrire un poème où
je dirais tout, chaque moment, chaque odeur, chaque nervure des feuilles (dont
Leibniz disait qu’il n’y en a pas deux pareille), chaque expression du visage,
le passage du vent, tout l’univers… mais je n’ai pas réussi ! "
Faut-il vraiment s’étonner qu’une
telle déclaration mène à un constat d’échec ? Une
telle conception de l’œuvre d’art n’est-elle pas vouée à déboucher
sur la conscience malheureuse ? N’en est-elle pas le symptôme plus
qu’un véritable projet artistique ? Ne s’agit-il pas, un peu, dans
ce film qui a pourtant " des prétentions ", du cliché
de la posture artistique, à usage des grosses productions cinématographiques ?
Hollywood ne s’est pas attaqué à Baudelaire – pourtant figure
paradigmatique du poète maudit - mais de Van Gogh à Pollock,
en passant par Ivre de femmes et de peinture, le cinéma n’en finit
pas de décliner – sous des modalités et avec des fortunes différentes
– ce qui est, au fond, le même film : la parabole (christique) du
génie incompris - transposable à volonté du registre artistique
au registre scientifique (A Beautiful Mind…), voire à celui de
l’entrepreneur de génie. C’est le " rêve américain ",
contaminant tous les autres domaines de production. Un peu l’équivalent
du film d’action, mais dans le registre de la culture. Habilement servi par
la musique de Philipp Glass, qui ferait pleurer devant un documentaire animalier,
on sort en larmes, certes.
Mais si la réflexion
esthétique reste, dans The Hours, à un niveau si convenu,
c’est peut-être qu’elle n’est pas, en dépit des apparences premières,
son thème principal. Un autre thème, qui semblait d’abord inessentiel,
émerge dans le souvenir du film, comme une seconde ligne mélodique
qui aurait en fait été le véritable principe conducteur
de son développement. C’est le thème de l’homosexualité.
Tout se passe en surface comme si l’on n’en parlait pas. On ne parle pas de
l’homosexualité, on parle de l’amour. Et si l’on se situe à New
York dans les années 90, bien-sûr que l’amour est homo/bisexuel,
quelle importance ? Le film n’est pas militant, il est simplement réaliste.
Mais il ne s’agit pas seulement des années 90. Le film fait s’entrecroiser
trois générations, et chacune est marquée à sa manière
du sceau de l’homosexualité.
Ainsi, il est dit que
la mère du poète, Laura, a fait quelque chose qui a déterminé
le destin de son fils, tout en restant parfaitement mystérieux, immotivé,
aussi immotivé que le suicide de Virginia. Un jour elle a quitté
son mari et son enfant et a disparu. " Le monstre ". Jamais
son fils ne lui pardonnera et – si l’on fait un raccourci - traumatisé,
il devient un poète génial, homosexuel, et maudit puisque atteint
du sida. Le film ne dit pas cela de manière si simpliste, mais il le
dit malgré tout. Quel était, à son tour, rétrospectivement,
le problème de sa mère ? Pourquoi un tel abandon ? Elle
ne le révèle pas explicitement, mais le film nous le montre –
et c’est lui qui nous le montre comme problème : c’est sa propre
homosexualité à elle, son désir pour sa voisine, qui est
en cause. C’est ce désir-là qui, dans le film, cristallise tout
ce qui rend impossible pour elle – et on la comprend – sa vie de bonne petite
mère et épouse-de-militaire-en-retraite (d’ailleurs très
laid). On comprend qu’il lui faille un jour " partir au Canada "
- une jolie expression pour dire " changer de bord ".
Cela ne s’arrête
pas là. Car le film crée une lignée qui va de Virginia
Woolf à Laura/Julian Moore (sa lectrice), et de Laura, à son fils
(Ed Harris, dans le rôle du poète), puis de Ed Harris à
Merryl Streep (son ancien amante), et enfin de celle-ci à sa fille. Mais
si l’on remonte cette généalogie spirituelle à contre-courant,
on aboutit à Virginia Woolf, à une certaine lecture de son œuvre
et de son suicide, proposant une sorte d’historique des malheurs de l’homosexualité
à travers les âges.
Il y a ainsi comme une
intrigue cachée qui se laisse lire à travers The Hours,
qui serait l’histoire d’une espèce d’Orlando, passant à
travers les sexes, les rôles et les générations, s’incarnant
simultanément dans les différents protagonistes du film.
Virginia Woolf, dont
l’homosexualité est en effet " bien connue " - mais
en même temps toute singulière, comme toute sexualité –
représenterait, dans ce cadre, une époque ancienne de l’homosexualité.
Une époque où (si l’on suit la logique du film, pas nécessairement
la réalité historique) l’homosexualité ne peut pas se dire,
elle peut à peine s’avouer à elle-même : elle ne peut
s’exprimer que dans l’amour sororal et le rapport à l’enfance (la petite
fille, espoir d’un avenir meilleur pour le désir); puis se sublimer dans
la littérature ; et enfin, incapable de se dire pour ce qu’elle
est " vraiment " - puisqu’apparemment, selon le film, ce
qui précède ne suffit pas à être ce qu’est " vraiment "
le désir - se muer en une violence prophétique tournée
vers un personnage de roman : " le poète doit mourir ",
puis tournée vers la poétesse elle-même. Telle est la clé
que nous livre le film pour " comprendre " ce suicide.
A la génération
d’après, dans les années soixante, les choses vont un peu moins
mal pour Laura, mais pas encore très bien comme on l’a vu. Il y a possibilité
de tout plaquer et d’aller refaire sa vie plus loin. Mais ce n’est pas sans
souffrance et sans casse.
C’est la génération
encore d’après, celle représentée par Ed Harris, qui en
fait les frais : l’homosexualité peut s’affirmer, sous la forme
du génie, mais encore sous la forme négative de la souffrance,
du sida et du suicide. Pourtant, par ce qui s’apparente à une sorte de
sacrifice, le passage de relais s’effectue pour ouvrir vers une période
plus heureuse, celle incarnée par Merryl Streep : l’homosexualité
ayant retracé en ses origines la source de ses propres contradictions
et souffrances va parvenir à rompre le cycle de la malédiction.
On sait alors, à la fin du film, que ce n’est pas par manque d’amour
que Virginia s’est suicidée ; que ce n’est pas par manque d’amour
que Laura a abandonné sa famille ; que Ed Harris aimait en fait
Merryl Streep : c’est là la révélation-pivot, faite
d’un homme à une femme : " C’est toi que j’ai le plus
aimée ". L’homosexualité peut alors sortir de son ornière
pour être rendue à l’amour, sans avoir plus besoin d’être
catégorisée comme " homo ". Alors est permise
la réconciliation de Merryl Streep avec elle-même, ce qui lui permet
enfin d’aimer son amie et de sceller cet amour par un baiser. L’avenir de l’amour,
représenté par sa fille, est laissé à sa liberté
et à son indétermination, déstigmatisé : simplement
amour.
Ainsi le film est soumis
à une inversion interne, puisqu’au terme de cette interprétation,
c’est la réflexion sur l’art qui paraît anecdotique, tandis que
la réflexion sous-jacente sur l’homosexualité prend le devant
de la scène. Au risque que le film, d’un côté assez flou
quant à ce qu’il dit sur l’art, soit un peu trop précis quant
à son sens politique, devenant presque un film " à thèse ".
Le " message ", aussi bien sur l’art que sur la sexualité,
est un message de libération. Libération de la créativité
de l’artiste, aux prises avec la relativité du monde, explosant dans
le suicide ; libération du désir homosexuel refoulé
ou réprimé, parvenant à son expression heureuse, et, finalement,
à sa dés-homosexualisation. De plus, les deux thèmes se
contaminent mutuellement. Ainsi d’une part, la sexualité est abordée
sous la forme d’une œuvre d’art (le film lui-même). Mais, réciproquement,
le film propose une lecture sexualisée, c’est-à-dire d’ordre psychologique,
de l’œuvre d’art. Finalement, en faisant mourir le poète, le film dit
l’impossibilité de la sublimation véritable – qui fait vraiment
passer à autre chose - comme si l’art ne pouvait qu’être le palliatif
aux répressions de la sexualité. Ce que le film illustre lui-même
en se mettant au service d’une " thèse " sur la sexualité.
Or si l’amour est à réinventer, il ne peut l’être que si
le cinéma l’est aussi.

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