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L’"emploi du
temps" désigne ce par quoi chacun voit sa vie structurée
par les autres, les contrats avec les autres, les exigences des
autres, et ainsi de suite. Il suffit de penser que Robinson n’aurait
pas d’emploi du temps, pour comprendre que L’emploi du temps
- le film – traite des dysfonctionnements possibles de cette prise
des autres sur nous. Ils sont juste assez possibles, d’ailleurs,
pour que chacun puisse en sentir parfois comme les prémices
au fond de soi, d’où la troublante force de ce film. Si la
catégorie n’eût pas été tant rebattue,
on aurait pu parler avec Freud d’inquiétante étrangeté :
étrangeté d’autant plus inquiétante qu’elle
mime, ou mine, le familier. Vincent, le héros de L’emploi
du temps, fait comme les autres – presque ; et en même
temps il est ailleurs. Que cet " ailleurs "
soit sans doute un possible pas si impossible de nos rapports sociaux,
qu’en même temps il ne puisse jamais s’ouvrir par lui-même,
ou du moins, jamais tenir sans l’acquiescement muet ou inconscient
des autres, voilà le propos du film. Que cet " ailleurs "
ait son lieu dans les aires d’autoroutes, les hôtels d’étape
et les stations-service, voilà la première vérité
qui nous est donnée à voir, dès le premier
plan.
Si l’Emploi du
temps est d’évidence un grand film, c’est qu’il enregistre
les effets d’un même trouble sur les trois grandes catégories
de l’existence d’un sujet : le temps, l’espace, les autres.
Et, de même que dans Le goût de la cerise, autre
film sur les ambiguïtés de la déliaison, il montre
comment ce trouble tient du même coup aux autres, au temps
des autres, à l’espace des autres – comment, au fond, il
se soutient d’une demande ou d’une adresse à l’autre. Film
à deux entrées, donc : exposition de l’individu
saisi par le trouble, critique sans rhétorique aucune de
l’envers social de ce trouble, autrement dit des rapports sociaux
dans lesquels il est produit. Mais ces deux entrées sont
solidaires : à l’instar de la prostitution qui, chez
Marx, disait la vérité des rapports hommes-femmes
à une époque donnée, l’aventure de Vincent,
ici, est le révélateur du monde de l’entreprise -
non sa pathologie, mais son symptôme au sens freudien,
à savoir ce qu’elle laisse échapper de sa vérité.
Suivons donc un instant
Laurent Cantet dans cette vérité qu’il met en scène
ici.
Du semblant
On connaît
l’argument du film, inspiré de l’affaire Romand, et
on s’y arrêtera peu, sinon pour signaler que là
où les faits divers relataient l’histoire d’un passage
à l’acte psychotique, Cantet narre une tout autre histoire,
dont la fin ne saurait être le carnage qui en son temps
défraya la chronique. Vincent, en effet, ne rompt jamais
totalement avec son entourage, avec le monde social qui l’entoure,
avec la parole du père - et ceux-ci d’une certaine
manière s’y reconnaissent bien, qui continûment
lui accordent leur confiance. Vincent est du monde de l’entreprise,
et ce monde sans doute continue là où il semble
s’arrêter, c’est-à-dire dans les agissements
de Vincent pourtant licencié de son entreprise. Par
cette connexion fondamentale entre un homme et une logique
sociale, Cantet expose tout autre chose qu’un cas de psychose,
parce que si celle-ci est un destin unique pour l’individu
qui la subit, la " folie " de Vincent
poursuit la norme entrepreneuriale à sa façon,
un peu comme la guerre était la continuation de la
diplomatie par d’autres moyens.
Vincent, donc,
fait semblant de travailler à l’UCDI, une annexe de
l’ONU, alors qu’il n’a plus de travail. En même temps,
il essaye de gagner de l’argent en prétextant cette
nouvelle position pour arnaquer d’anciens camarades d’école
de commerce. Mais au fait, qu’est-ce que faire semblant ?
Dans un article
sur la feinte, le philosophe américain J.L.Austin donnait
l’exemple de deux voleurs qui se mettent à scier un
arbre dans un jardin lorsque des policiers s’approchent et
risquent de les découvrir en train de faire le guet :
scient-ils du bois, ou font-ils semblant d’en scier ?
Question insoluble. De même, Vincent fait semblant de
travailler à l’ONU, mais pour pouvoir monter ses escroqueries
il s’aligne sur d’autres dont il sait qu’elles ont vraiment
cours dans ce milieu. La limite est ténue, entre la
vérité et le semblant, ce qui donne à
penser que la logique sociale à laquelle appartient
Vincent fonctionne tout entière au semblant.
Une illustration
en est l’entrée de Vincent dans un bâtiment administratif
à Genève : devant le seuil, il suit quelques
cadres qui y entrent, passe la porte vitrée ;
un plan du groupe entier nous le montre suivant tous les autres.
Le groupe s’éparpille à l’étage et Vincent
marche dans les couloirs, tandis qu’un long travelling nous
présente une enfilade de pièces aux portes vitrées,
où des fonctionnaires de l’ONU débattent de
leurs problèmes. Vincent est-il dedans, ou dehors ?
Il est dedans, et pourtant il n’en est pas ; il est assez
" dehors " pour que le gardien, au bout
d’un moment, lui demande aimablement de partir alors qu’il
est en train de consulter des documents dans un fauteuil du
hall. Et, une fois dans son refuge, il est assez " dedans "
pour continuer à lire et à mémoriser
ces rapports de l’ONU.
Etre de passage,
créature devenue autoroutière à force
de dériver, Vincent est-il dedans ou dehors ?
Est-il de sa société, de sa famille, de sa bande
d’amis, de ce monde du travail ? A la question d'Hamlet,
Vincent apporte sa petite inflexion : " en
être ou ne pas en être, telle est la question ".
Question bien sûr sans réponse tant le désir
d’en être se heurte à la compulsion de s’enfuir ;
et de cet affrontement naît le compromis nommé
mensonge.
La mise en scène
traite alors au premier chef de cette question du dedans et
du dehors, c’est-à-dire de l’espace. Vincent
peut s’intégrer dans tous les lieux : les bâtiments
genevois de l’ONU, sa maison, une gargote de routiers au bord
de l’autoroute. A chaque fois, plongé dans un nouveau
milieu, il semble en avoir toujours déjà fait
partie : en costume auprès des cols blancs de
l’ONU, en pull et jean avec les routiers, il parle avec les
autres comme si existait déjà entre lui et eux
cet éventail d’attendus communs qui précède
et permet toute communication. Néanmoins il est ainsi
chez lui partout, parce que, bien sûr, il n’est chez
lui nulle part. L’emploi du temps nous conte l’histoire
d’un homme qui gravite entre plusieurs espaces, de la maison
aux administrations, de ces administrations à sa cabane-refuge
dans la neige… Mais son lieu propre est entre les deux, il
est un véritable non-lieu : l’autoroute, tout
ce qui va autour, et, avant tout, sa voiture. (Il conduit
une Renault Espace, autrement dit, sa voiture est son
espace.) Telle sera d’ailleurs l’une des rares explications
qu’il donne de son licenciement qui précéda
le film : ayant à couvrir de longues distances
en voiture, il a finalement trop affectionné ces voyages,
a fini par ne plus sortir aux bonnes bretelles d’autoroute,
et a lentement dérivé hors des occupations que
lui prescrivait son employeur, jusqu’à ce qu’évidemment
celui-ci le renvoie.
D’où
le premier plan, qui nous le montre dormant dans sa voiture ;
d’où, aussi, deux scènes avant l’épilogue,
ce geste quasiment enfantin (on y reviendra) par lequel il
saute par le fenêtre de sa propre maison pour regagner
sa voiture et se perdre dans le noir de l’écran :
ce lieu qui semblait, parmi tous les autres, le plus " chez
lui ", s’avère ne pas l’être. Et il
n’est pas anodin qu’il éprouve pareille révélation
en fuyant la visite de son père.
Le film attribue
donc à chacun son espace : Muriel, la femme de
Vincent, dans la maison, les fonctionnaires et les cadres
dans leurs bureaux, Nono, l’ami artiste - double lunaire de
Vincent –, dans son studio de musique. Et chaque espace se
caractérise par une qualité sonore bien à
lui : l’autoradio ou le bruit de la route dans l’Espace
de Vincent, la musique feutrée du Novotel où
les hommes d’affaires se donnent rendez-vous, les bruits domestiques
de la maison des parents de Vincent, les cris d’enfants dans
celle de Vincent… Habitant de la voiture et de la route, Vincent
n’est d’aucun espace. Mais, de même qu’une route relie,
qu’en quelque sorte elle fait exister les lieux qu’elle lie,
de même tous ces espaces ont comme besoin de Vincent
pour exister. Première occurrence, ici, d’un des thèmes
les plus dérangeants du film : les amis de Vincent,
sa femme, son père, ses collègues, tous ont
besoin de lui et de son mensonge, tous ne demandent pas mieux
que d’y croire parce que, si Vincent l’a posé pour
se donner l’air d’exister, eux-mêmes y confèrent
quelque chose de leur propre existence.
Vitres
Une vitre, cela
sépare en délimitant un dedans et un dehors.
Mais une vitre, cela permet aussi de regarder, cela nous transforme
immédiatement en témoin. La vitre, fenêtre
de voiture ou porte vitrée, constitue alors un objet
cinématographique essentiel dans le film. Les fonctionnaires
de l’ONU sont vus à travers une vitre, de même
que Julien, le fils de Vincent, lorsqu’il s’entraîne
au judo dans le gymnase pendant que Vincent parle à
Muriel dans la nuit. Vincent se trouve à chaque fois
dehors, il regarde mais ne participe pas : espèce
de représentant du spectateur que nous pourrions être
dans un film sur le monde de l’entreprise ou le commerce international.
Que Vincent
soit derrière une vitre, cela le place certes en dehors
de l’activité des autres, mais cela en fait du même
coup un personnage susceptible d’être regardé,
par une simple inversion de sa position de témoin.
Nombreuses sont les scènes où s’institue cette
position : lorsqu’il vient voir son ami Jeffrey à
son travail, provoquant l’étonnement de tous ;
ou lorsqu’un veilleur de nuit frappe à la vitre de
sa voiture alors qu’il s’est endormi devant le Novotel, etc.
Cette position-là est précisément celle
que lui vaut son mensonge : fonctionnaire de l’Ucdi,
il est devenu intéressant aux yeux des autres (hommes).
Son père l’admire, les conversations familiales ne
parlent que de lui, ses anciens amis y voient un modèle
de réussite sociale et de générosité
(puisqu’il semble vouloir partager ses bénéfices
avec ses amis)… Par la persistance des vitres dans le film,
le narcissisme et la spécularité de Vincent
– son caractère de témoin effacé - nous
sont présentés comme à chaque instant
réversibles, susceptibles de passer l’un dans
l’autre : il est à la fois centre de l’intérêt
de tous et personnage qui se fond dans son environnement,
s’adaptant à tous, à l’instar du Zelig de Woody
Allen. La preuve de cette seconde position nous est donnée
par cette scène où Vincent s’imprègne
d’un rapport de l’Ocdi dans sa voiture, puis au plan suivant
se montre parfaitement intégré dans le décor
d’un restaurant pour routiers. Et bien sûr, réversibilité
oblige, cette scène succède à une autre
où il endossait la position subjective inverse, celle
du centre narcissique de l’attention dans la maison de son
père.
L’usage des
vitres explique alors que le regard, dans ce film, fonctionne
souvent indirectement, par exemple à l’aide de caméras.
Mieux encore, seul ce regard indirect et quasiment anonyme
voit la vérité : une caméra de surveillance
repère Vincent attardé dans le hall du bâtiment
de l’ONU ; une autre le démasque alors qu’il abandonne
la marchandise de contrebande qu’il s’apprêtait à
livrer pour le compte de son protecteur Jean-Michel… Cet œil
anonyme, synonyme de l’œil tout puissant du dieu des religions
primitives, ou du regard perçant du père pour
les petits garçons – on y reviendra – nous démontre
que Vincent ne saurait réellement s’enfuir, sortir
du système d’échanges et de rapports qu’il rejette.
Pour avoir l’illusion d’y échapper, il lui faut donc
s’enfoncer encore davantage dans le mensonge, en une fuite
en avant dont on voit mal ce qui l'arrêterait. C’est
pourquoi, après avoir été piégé
par cette dernière caméra, la logique du film
nous le montrera près d’être démasqué,
obligé d’affronter – justement – le regard, humain
celui-là, des autres, à commencer par celui
de Muriel, de ses enfants, pour finir par celui qu’il ne peut
soutenir, le regard du père – auquel il échappe
en fuyant sa maison.
Cet usage du
regard indirect, vitres et caméras, nous donne néanmoins
à penser que le regard direct ne saurait être
vrai en ce monde de l’Emploi du temps que nous habitons
tous. Si la caméra anonyme dit la vérité,
inversement le face à face d’homme à homme ne
peut que mentir, il est la face émergée d’un
vaste système de caméras et de vitres, de surveillances
et de spectacles anonymes, dont nous feignons de croire qu’elle
porte charge de vérité. Mensonge suprême,
que la gestion des ressources humaines et les entretiens d’embauche
ont comme institutionnalisé : croire qu’il suffit
de regarder un homme dans les yeux pour savoir sa vérité.
Pourtant ce mensonge contredit radicalement le fait même
que chacun se prépare à ces entretiens ;
il ne vit que de la dénégation de cette préparation,
de la dénégation du fait qu’il n’y a pas, jamais,
de rapport immédiat. Ce mensonge s’avère enfin
l’exact symétrique de celui que soutenait Vincent,
en héritier étrange de Rousseau, qui éprouva
peut-être comme ce dernier la nostalgie de rapports
humains transparents (après tout, son lieu d’élection
est bien Genève, une Genève d’ailleurs fantasmée
comme chez Rousseau en " terre du bien ",
puisqu’abritant un organisme d’aide au développement).
La dernière
scène du film, le champ-contrechamp de l’entretien
d’embauche, figure exactement la réalisation de ce
mensonge. Tout le dispositif de vision utilisé dans
le film nous aura appris à détecter ici le semblant :
le simple face-à-face se veut vérité,
conversation d’âme à âme, il n’est que
semblant parce qu’en ce monde la vérité du voir
est ailleurs.
A la vitre,
objet de clôture, répond toutefois l’autre objet
filmique majeur, la route. Vincent, comme il le dit, fantasme
l’échappement, la route sans fin ; et certes l’homme
qui travaille est toujours un peu son frère, puisqu’il
aura immanquablement, au volant de sa voiture, ce sentiment
que " ce serait tellement bien si ça ne s’arrêtait
pas ". La route s’arrête pourtant, elle aboutit
à ce lieu-limite qu’est la cabane dans la neige. Lorsque
Vincent s’y avance en s’enfonçant dans la poudreuse,
on ressent physiquement qu’enfin il peut s’enfoncer dans le
sol, qu’il a quelque chose comme un sol, qu’il est devenu
autre chose que cet être d’aquarium imperceptible et
fuyant, en fuite aussi bien dans les lieux de travail que
dans sa maison. Le refuge dans la neige, il l’a trouvé en
marchant dans la nuit : on ne le lui aura donc pas confié
sur la recommandation d’un patron ou d’un père. Il
est par conséquent son lieu, seulement il repose à
la limite du monde humain, il est presque sauvage. Tension
extrême, donc : Vincent a bien un lieu, mais il
n’est plus " dedans " (dans la société
des hommes). L’ennui est qu’il faudrait alors le partager :
c’est pourquoi Vincent y emmène Muriel et qu’ils y
font l’amour. Mais Muriel doit bien rentrer, la tension ne
saurait être résolue autrement que l’instant
d’une illusion.
Durée
A cet espace
ouvert de la route propre à Vincent, espace incapable
de se clore sur des lieux ou d’y mener, espace sans réelles
bornes, répond le temps propre du film, un temps sans
repères puisqu’on ne sait pas exactement les durées
qui séparent les scènes (ce peut être
quelques minutes ou plusieurs jours). On a bien là
le temps d’un homme sans repères qu’est précisément
Vincent, ce qui renforce l’idée que celui-ci, sorte
de témoin, représente en quelque manière
le spectateur, ou plutôt, que celui-ci est mis " à
sa place ". Mais du fait que Vincent est déjà
distancié d’envers le théâtre de ses actes,
le film ne saurait fonctionner à l’identification :
nous ne nous identifions qu’à une distance, nous sommes
nous-mêmes comme à distance, de sorte que le
film peut en même temps nous présenter une vérité
sur le monde de Vincent.
Si le temps
est ainsi ouvert, sans perspective précise, c’est qu’il
ne possède plus la cohérence du temps ordinaire,
cette cohérence faite de projets ou, au moins, de consécutions
entre causes et conséquences. L’existence même
de Vincent égale celle d’une voiture roulant sans destination
sur l’autoroute. Sous le coup d’une impulsion subite, en voyant
les bâtiments de l’UCDI, il a fait semblant d’y travailler :
ce n’était pas du tout prémédité,
ce fut comme un caprice qu’il se retrouve ensuite obligé
de soutenir par fidélité à lui-même
et aux attentes des autres, mais sans aucune idée de
" comment ça pourrait finir ".
Mieux encore, lorsqu’il se lance dans ses escroqueries, il
emprunte de l’argent à ses amis en ignorant absolument
la manière dont il pourra le leur rembourser, alors
même qu’il ne peut pas ne pas savoir que ceux-ci, un
jour ou l’autre, exigeront qu’ont leur restitue leur bien,
ou du moins qu’on fournisse une justification de sa perte.
Vincent ne calcule pas l’avenir, il n’a aucune idée
des conséquences de ses actes. Cela peut s’interpréter
de deux manières pas forcément exclusives :
soit il est irresponsable, au sens où il ne pense pas
qu’un jour il lui faudra répondre de ses actes ;
soit il teste l’amour des autres, qui doivent l’aimer assez,
lui offrir une confiance assez absolue, pour ne pas avoir
un jour à lui demander de comptes. Telle est la pureté
de Vincent : il rêve d’un monde de confiance, d’un
monde sans calcul (la confiance ne calcule rien, par définition,
car si on se met à calculer les raisons de faire confiance
ce n’est plus de la confiance). Et au fond, les autres le
soutiennent avec leurs paroles ou leur argent parce qu’ils
recèlent tous au fond d’eux le désir un peu
enfoui d’un monde aussi pur, d’un monde où l’on ne
chiffre pas tout, monde qui serait l’exact envers de ce monde
de l’UCDI, des Novotel, des hauts fonctionnaires et des sigles
dans lequel Vincent et les autres – et nous avec – évoluent.
Cela ne veut pas dire qu’ils lui font vraiment confiance,
mais seulement qu’ils l’ont institué en représentant
de cette nostalgie-là. C’est pourquoi celui avec lequel
Vincent s’entend le mieux, au fond, celui qu’il respecte le
plus, se trouve réciproquement celui qui l’admire le
plus, Nono, son vieil ami, devenu musicien-enfant : car
tous deux sont au plus proche de cette nostalgie-là,
qu’ils tentent de réaliser par des moyens divergents
mais tout aussi inadaptés.
Ce temps ouvert,
sans cohérence entre cause et conséquence, exige
que tout ce qui arrive advienne sans être précédé
de rien, comme une irruption. Telle est la modalité
de la survenue des événements dans ce film.
Ils sont comme des surprises tombant sur Vincent, des apparitions
visuelles ou sonores au beau milieu d’un plan. Le paradigme
en est alors l’appel téléphonique résonant
dans la voiture. Mais cela se vérifie aussi avec la
visite surprise du père de Vincent à la fin,
ou encore lorsque le veilleur de nuit le découvre sur
le parking de l’hôtel, ou enfin quand Jean-Michel, toujours
sur le parking, l’aborde en frappant à sa vitre pour
manifester le désir de le voir. A chaque fois ce qui
arrive tombe du ciel ; et à nouveau, Vincent se
présente comme un grand enfant, ou un de ces sauvages
de bande dessinée qui pensent que la trame du temps
est faite d’événements sans lien, de survenues
sans causes. Vincent est de ces croyants qui savent, d’une
indéfectible foi, qu’un héros, le grand Autre
diraient certains, viendra tout arranger. En ce sens, L’emploi
du temps est un grand film sur la croyance.
Croire
Si Vincent,
d’une certaine manière, continue d’" en être ",
il le doit à la force de sa croyance. Car il se trouve
manifestement en cette position étrange où le
menteur, à force de mentir, finit par croire à
son propre mensonge. Et il n’a pas tort d’y croire, puisqu’à
sa manière il fait quasiment la même chose que
ces fonctionnaires de l’ONU dont il prétend être,
hormis le vide de son emploi du temps : il donne des
rendez-vous, consulte des dossiers, passe du temps au téléphone…
En le regardant agir ainsi on pense à ces personnages
de dessins animés qui dans leur course tombent du haut
d’une falaise, mais courent encore quelque temps dans le vide
total avant de s’apercevoir qu’il n’y a plus de sol sous eux :
leur perte de confiance les précipite alors dans le
vide. Alors même que, licencié, il a quitté
le monde de l’entreprise, Vincent, lui, demeure encore dedans
simplement parce qu’il (s’) y croit. La scène où
il a emporté des dossiers qu’il lit dans la cabane,
comme celle où sa propre voix off égrenant ces
rapports accompagne son parcours dans une campagne vide puis
près du torrent, lorsqu’il prend dans sa sacoche les
chèques de ses amis, sont deux témoignages limpides
de son appartenance prolongée au monde de l’entreprise
et de la négociation internationale. Vincent, dans
la nature et dans son Espace sur l’autoroute, ou encore
dans sa cabane enneigée, continue à faire ce
qu’il a toujours fait, ce que sait faire tout ancien élève
d’une école de commerce : éplucher des
dossiers, prendre des rendez-vous, vendre. Seulement, il ment
et se ment à lui-même sur le cadre de cette activité.
Lorsque, lors de la kermesse de l'école, il reproche
à son fils de ne pas savoir vendre ses objets, de ne
pas avoir saisi les règles du jeu du commerce, lesquelles
sont le contraire de la sincérité, Vincent est
encore le représentant de ce monde de l’économie
auquel il feint de toujours appartenir. (Son rôle de
" transmetteur " se joue là, de
sorte que lorsque son fils aîné découvrira
qu’il a menti sur son travail, il cessera, très logiquement,
de le considérer comme père.)
A considérer
ce point, le film prend alors toute sa dimension critique.
Tout d’abord, le mensonge de Vincent ne tient que parce que
lui-même, en une part reculée de son être,
le croit vrai, et parce que les autres veulent à tout
prix y croire. Et ils y tiennent certes à cause des
gratifications narcissiques que ça leur apporte, mais
aussi du péril qu’il y aurait à entrevoir que
notre système social rend possible ce genre de semblant,
qu’il laisse un cadre supérieur continuer à
être " cadre supérieur "
sans cadre, qu’enfin il est tout entier transi par le semblant,
comme le révèle précisément ce
" semblant " de cadre où Vincent
a pu s’établir. Le mensonge radical, nous montre Cantet,
se tient au croisement de la croyance du menteur en son propre
semblant, et du désir des autres qui soutiennent ce
mensonge. Au fond, Vincent a bien raison de soutenir son mensonge
puisque tout le monde y croit, de même qu’il aura raison
de croire en un sauveur qui viendra assumer les conséquences
de ses actes, puisque tel sera le rôle de son père,
en lui décrochant in fine un nouvel emploi.
Une séquence
touche au plus juste cet entrecroisement de croyance et de
mensonge (séquence portée par le génie
dramatique d’Aurélien Recoing) : dans le noir,
il fume dans son salon, puis Muriel vient le rejoindre et
lui demande pourquoi il ne va pas se coucher. Alors, Vincent
exprime tout son malaise devant la béance de sa situation,
mais, placé dans l’impossibilité de le dire,
il improvise sur sa difficulté à s’adapter à
son nouveau métier. Il partage avec sa femme un sentiment
vrai, celui de sa dérive, son manque de place en
ce monde, sa fatigue ; mais il l’exprime dans un discours
faux. Et elle accepte cette parole fausse, pour pouvoir accompagner
ou aider l’homme qu’elle aime. Du fait de la dérive
de Vincent, les sentiments et les émotions vrais ne
peuvent plus, dans ce couple, être partagés qu’une
fois mêlés au faux, à un discours social
faux. L’intimité vraie est l’envers du semblant social.
Seule cette vérité-là explique que, lorsque
Vincent emmène Muriel passer une nuit dans son refuge
enneigé, elle n’insiste pas pour voir son logement
à Genève, et se montre même satisfaite
de ce que Vincent ne souhaite pas lui parler de ses soi-disant
soucis professionnels.
Trois séquences
plus tard, le dîner surprise avec Jean-Michel met en
scène la même confiance de Muriel envers Vincent,
confiance qui confine à la volonté de n’en rien
savoir. Ce collègue de l’Ucdi, l’unique dont elle ait
entendu parler parce qu’elle l’a entendu lorsqu’elle appelait
son mari, qui débarque un beau soir chez elle et dont
l’accent et les manières font penser à tout
sauf à un haut fonctionnaire international, nous montre
évidemment à nous spectateurs le décalage
entre ce qu’est Vincent et ce qu’il dit faire. Or Muriel l’a
en face d’elle et ne le voit pas, elle finit même par
se retirer de la pièce pour éviter l’évidence.
Plus généralement,
ce mixte du mensonge et de la bonne foi, cette équivocité
du dedans et du dehors, qui sont propres à Vincent,
manifestent finalement la porosité des frontières
socialement instituées, en particulier entre légalité
et illégalité. D’un côté Vincent
effectue, hors cadre, la même chose que les fonctionnaires
de l’ONU ; de l’autre, il pratique l’escroquerie. Activités
honorables et activités illicites passent l’une dans
l’autre. C’est pourquoi Vincent, dans la continuité
de son mensonge, devient l’associé de Jean-Michel pour
son commerce clandestin. Ce même Jean-Michel, ancien
détenu, était d’ailleurs déjà
la preuve des liens troubles entre illégalismes et
politique, puisqu’il s’était enrichi dans le financement
illégal des partis politiques.
Certes, Vincent
se rêve homme de bien : son " idéal
du moi ", comme disent les psychanalystes, consiste
à aider les autres, à être juste et charitable.
Il a par conséquent choisi comme thème de son
mensonge une activité spécifique de l’ONU, la
plus altruiste : l’aide au développement ;
et c’est même sur l’utilité ou l’inutilité
de celle-ci qu’il se dispute pour la première fois
avec son père, trop réaliste ou désabusé
à son goût (" c’est bien une phrase
de vieux con ", répond-il à la perplexité
du père). Mais ce clivage propre à Vincent,
entre activité d’arnaque réelle et idéal
du moi, ne l’empêche pas de révéler l’entrelacement
profond des pratiques légales et des agissements criminels.
Mieux que toute rhétorique dénonciatrice, une
conversation entre fonctionnaires qu’il nous donne à
entendre alors qu’il passe dans les couloirs de l’UCDI démontrera
le caractère hypocrite de la gestion de l’économie
internationale. Récapitulant ce qui définit
un " business friendly environment ",
c’est-à-dire un contexte qui pousse les investisseurs
à venir dans un pays, un cadre dit : " les
indices (d’un tel environnement) les plus fréquemment
cités sont : la bonne gouvernance, un cadre réglementaire
prévisible et transparent, et bien sûr la primauté
du droit et la stabilité sociale sont nécessaires
et viennent en troisième ". On aura noté
l’humour qui place " en troisième "
la primauté du droit, autrement dit, un droit qui par
définition devrait venir en premier… Laurent Cantet
en une phrase nous montre combien les rapports de forces économiques
sont l’essentiel et se subordonnent la justice et le droit,
même au sein des institutions internationales neutres.
Arnaqueur qui se présente comme le défenseur
attentif des pays pauvres au sein d’une organisation internationale,
Vincent effectue finalement en petit ce que les institutions
font en grand. La bonne foi des agents de celles-ci est rarement
douteuse, certes, mais peut fort bien s’accompagner de la
dissimulation instituée, de même que le mensonge
de Vincent se double d’une enfantine bonne foi. Etant de ce
monde sans en être exactement, Vincent en constitue
bien le parfait révélateur, au travers des vitres
qui lui dérobent et lui montrent ces hauts fonctionnaires
qu’il a idéalisés.
La charge critique
du film une fois repérée, on notera qu’elle
porte sur toutes les dimensions de la vie en société.
Exemplaire s’avère ici le rôle de Muriel. Lors
des conversations familiales, elle ne parle quasiment jamais,
laissant Vincent parler à son père ; et
si elle dit quelque chose, cela concerne le travail de Vincent.
Après un dîner, on la voit coucher les enfants
tandis qu’en voix off Vincent parle de son travail avec sa
mère. Dans cet univers du travail et de l’entreprise,
univers des maîtres du jeu économique auquel
feint d’appartenir Vincent, les femmes n’ont pas de place
et encore moins de droit à la parole. La domination,
celle dont Vincent est le témoin et le révélateur
en passant à l’UCDI, cette domination commence à
la maison et soumet les femmes aux hommes. Lors de la kermesse
de l’école, Muriel entame une légère
critique, vite ravalée : elle est institutrice
à deux pas de chez elle, depuis toujours, sans perspective
d’avenir, alors que Vincent change de travail et court le
monde. Les femmes partagent finalement le statut des habitants
des pays pauvres, elles ne bougent pas de chez elles ;
seuls les hommes bougent. La mobilité est une richesse,
un indice de statut social élevé. Elle est la
seule preuve de sa réussite que Vincent fournit à
son entourage, et même à lui-même (après
tout, il pourrait passer ses journées dans une salle
de cinéma, dans un lieu public d’une ville voisine,
etc., rien ne le force à bouger, sinon que le mouvement
est en ce monde, l’expression minimale des privilèges
du pouvoir).
Le nom
du père
Mobile parce
qu’en fuite, " dedans " sans y être,
menteur en toute bonne foi, toujours et jamais chez lui, le
personnage de Vincent est fait de compromis fragiles, révélateurs
certes du monde qui l’entoure, mais sans doute porteurs d’une
ambivalence de demandes dont le film nous expose aussi la
nature. Centrale s’avère ici la figure du père.
Témoin, Vincent se met aussi en scène lui-même,
en premier lieu aux yeux de son père. Le père
est d’abord spectateur : œil isomorphe aux caméras
de surveillance, il est l’œil qui regarde son fils dormir.
Spectateur intrusif par ailleurs, puisqu’à la fin sa
venue inopinée précipitera tout, Vincent étant
capable de défendre malgré tout son mensonge
devant sa femme mais pas devant son père. Car si celle-là
veut bien le soutenir, celui-ci a tant besoin d’y croire qu’il
s’estime trahi lorsqu’il comprend que le poste à Genève,
l’ONU, l’aide au développement, etc., ne sont que bavardages.
Quelle est cette
place éminente du père ? Il est l’instance
même qui vient assumer les conséquences des actes
de Vincent : à la fin, il lui trouve un poste
prestigieux après ses sept mois d’errance, comme l‘indique
au passage le DRH qui jauge Vincent. L’inconséquence
de Vincent est l’envers de sa demande de père. Le personnage
de Jean-Michel confirme le, puisqu’il s’agit du père
de substitution que Vincent rencontre lorsqu’il a passé
la limite de la légalité. A cet homme important
qu’est le père répond son équivalent
exact dans l’ordre de l’illégalité qu’est Jean-Michel,
l’escroc. Lorsque celui-ci laisse tristement Vincent partir
après qu’il ait abandonné la marchandise de
contrebande sur le parking devant les caméras de surveillance,
il fait preuve du même amour que le père de Vincent
qui, malgré tout, retrouvera un travail à son
fils, et qui lui fait un chèque de 200 000 francs.
les yeux fermés.
Jean-Michel
survient en effet de nulle part, lors de leur première
rencontre sur le parking. Comme le père de Vincent,
il voit celui-ci endormi avant de venir l’aborder dans le
bar du Novotel. Et surtout, il sauve Vincent de la situation
sans issue où celui-ci s’enferrait en empruntant des
sommes qu’il ne pourrait jamais rendre. On pourrait facilement
opposer le bon et le mauvais père, celui à qui
l’on doit mentir et celui qui peut entendre la vérité ;
mais la rencontre avec Jean-Michel est surtout le signe de
l’échec, de l’impossibilité de la fuite pour
Vincent. Car si la première image du film - Vincent
quasiment caché et endormi dans sa voiture - évoque
les prisonniers en fuite, si le mensonge de Vincent constitue
une maladroite tentative de fuir sa vie, il s’avère
qu’en rencontrant Jean-Michel il est bien obligé d’y
revenir. C’est pourquoi la première image où
s’unissent les espaces habités par Vincent est celle
de Jean-Michel revenant dîner avec lui. De même
que le père raccommode le temps en réconciliant
Vincent avec les conséquences de ses actes, de même
ici il réunifie l’espace que le mensonge de Vincent
devait disloquer. Cependant cette scène s’avère
ambiguë parce que si l’on y voit Vincent montrer un pan
de sa vie à sa femme, on pourrait l’interpréter
inversement : Jean-Michel (le père) commence à
ramener Vincent à la maison…
De sorte que
si Vincent fuit et s’il ne parvient pas à fuir vraiment,
s’il n’est que dans le semblant de fuite, cela signifie en
dernière analyse qu’il ne désire pas fuir ;
il rencontre le père (Jean-Michel, ou son vrai père)
parce qu’au fond il le cherche. L’ayant réellement
trouvé – à la fin – il saute par la fenêtre
et se retrouve, en une impressionnante ellipse, cadre supérieur.
Raccourci lacanien saisissant : le nom du père
(prestige, affinités, relations, etc.) prolonge le
" non " du père (" tu
n’échoueras pas, mon fils "). Le noir où
saute Vincent, cette nuit où ne résonne plus
que la parole de Muriel au téléphone lorsqu’il
abandonne son Espace pour aller marcher dans la neige,
manifeste finalement l’effacement de l’espace personnel que
s’était créé Vincent pendant le film,
espace fait d’aires d’autoroutes et de voitures.
Tout ça,
donc, pour rien. Ou encore, tout ne fait que recommencer.
D’où le visage impénétrable à
force d’être expressif que nous offre Vincent lors de
l’entretien final : anéanti – c’était l’indication
du scénario -, tel un prisonnier après une tentative
d’évasion manquée ; rusé, comme
s’il nous prenait à témoin de l’imposture qu’il
s’apprête sans doute à recommencer ; inquiétant
de se vouloir si lisse et transparent comme s’il laissait
voir une imperceptible faille tellement il s’efforce de les
masquer toutes. Là sans être là ;
absent par obstination à paraître présent…
L’ultime fondu au noir, sur la voix off du DRH, achève
alors l’écran noir précédent, lorsque
Vincent se perdait dans l’obscurité de la nuit :
il a disparu, il est toujours là mais il a disparu,
il n’a même plus besoin de fuir pour disparaître.

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