|
|
Il n’est qu’à
moitié étonnant que ce film n’ait pas fait l’unanimité
chez les spectateurs d’outre-Atlantique. Bien que profondément américain,
il a tout de la catharsis collective, tant il ouvre avec brutalité les
plaies mal fermées de cette " grande nation au-dessus de laquelle
il n’y a que le ciel ". Car dans cette œuvre enflammée, Scorsese
exorcise avec violence les démons de l’Amérique autant qu’il déclare
son amour pour New York et son pays. Et parle de ce pays né du mélange
des nationalités à travers un film riche et foisonnant, où
convergent de divers horizons les composantes contrastées de la fusion,
détonante mais naturelle, entre les mythologies de l’Amérique
et du Cinéma.
" L’Amérique
est née dans la rue. ", nous annonce l’affiche du film (dès
lors, rien d’étonnant à ce que le thème musical du film
emprunte ses premières notes à La Strada…). " Les
mains qui ont construit l’Amérique ", pour reprendre le titre
de la chanson de U2 qui accompagne le générique de fin, sont surtout
des mains qui se sont battues. Pire, enchérit Scorsese: des mains qui
ne faisaient pas grand cas de la naissance de la Nation américaine, plus
occupées qu’elles étaient à s’étriper entre elles!
Les personnages de Gangs of New York sont en effet indifférents
à la page d’histoire qui s’écrit autour d’eux, alors que la conscription
pour la guerre de Sécession suscite de sanglantes émeutes dans
la Grande Pomme.
L’Amérique, pour
eux, c’est avant tout une terre d’asile, ou un sol pour lequel on s’est battu.
Et si Jenny (Cameron Diaz) rêve de rejoindre San Francisco (en passant
par le Cap Horn: " c’est le chemin le plus court "…), Bill
le Boucher (Daniel Day-Lewis) ne parle que de New York; la seule fois où
les personnages quittent le territoire de la cité, c’est pour pouvoir
organiser des combats en toute légalité… Car les protagonistes
de ce Cavalleria rusticana anglo-saxon ne pensent qu’à une chose:
s’affronter, se battre, se venger, sauver leur prétendu honneur (la dépouille
de viande qui occupe le premier plan lors du duel entre Amsterdam (Leonardo
DiCaprio) et McGloin (Gary Lewis), est bien là pour nous rappeler que
le sens de l’honneur, qui rend Bill si touchant lorsqu’il évoque son
admiration pour l’adversaire qu’il a supprimé, n’est qu’un instinct animal).
Et pourtant ce sont bien ces groupes cosmopolites et violents qui contiennent
les germes de ce qu’est devenue l’Amérique, qui l’ont construite malgré
eux – et malgré elle… Ce n’est certes pas un hasard si, lors des défis,
les Natifs arborent des rubans bleu étincelant, tandis que les Irlandais
sont vêtus de rayures rouges sur fond blanc…
Gangs of New York
se pose ainsi comme un anti-" western fondateur " – et pas
seulement parce que c’est un eastern. Son Amérique tient plus
de la ratatouille en ébullition que de la nation construite en bonne
et due forme suivant ses idéaux démocratiques! Le personnage du
politicien démocrate (Jim Broadbent, aussi folklorique que dans Moulin
Rouge!), intrigant crapuleux n’ayant de cesse de collecter des voix pour
son parti - " En politique, ce ne sont pas les bulletins qui comptent,
c’est le décompte. " déclare-t-il en sus -, est là
pour le prouver. Et si la fin, long panoramique défiant les lois temporelles
par la magie du fondu enchaîné pour se terminer sur les Twin Towers,
peut passer pour un hommage à la gloire de l’Amérique bâtie
sur les fondations peu reluisantes qu’évoque le film, on ne peut s’empêcher
de voir poindre une âpre mélancolie derrière ce plan trop
énorme pour être honnête – et qu’on a probablement commandé
à Scorsese après le 11 septembre. (On lui saura gré d’avoir
eu le bon goût de ne pas effacer les deux tours à la fin de son
plan, ce qui aurait à peu près équivalu à infliger
à cet événement choquant et à haute portée
symbolique ce que, pourtant armé de bonnes intentions, son ami Spielberg
avait infligé à la Shoah…)
A fortiori depuis son
Voyage à travers le cinéma américain, on connaît
l’attachement de Scorsese pour le cinéma hollywoodien. Ici, ça
crève l’écran. Avec la dose indispensable de mégalomanie
pour rendre le résultat aussi impressionnant que possible, il s’est lancé
dans la réalisation d’un grand film de genre: le film historique à
grand spectacle, avec figurants, costumes, décors et compagnie, dans
la tradition des grosses productions d’antan. En y apportant sa touche personnelle,
cela va de soi. Mais en restant dans une certaine mesure dans le cadre de la
convention.
Le scénario, avec
sa trame de vengeance filiale et ses personnages très fabriqués,
est effectivement assez hollywoodien. Ecrit à l’origine par son ami Jay
Cocks (Le Temps de l’innocence), il a été retouché
à la manière des script doctors par deux scénaristes
à la filmographie moyennement convaincante, Steven Zaillian (La Liste
de Schindler…) et Kenneth Lonergan (Mafia blues…). Un rien inégal,
c’est pourtant un script redoutable, jalonné d’objets et d’actions articulant
un réseau dramaturgique riche et porteur de significations. Et puis de
toute façon, un film sur l’Amérique qui règle ses comptes
avec son passé peut-il être autre chose qu’américain? Reprocher
au film de l’être trop serait absurde: c’est sa plus profonde ambition.
Il n’en est pas moins heureux que pour être américain, Gangs
of New York est aussi autre chose qu’hollywoodien.
Et ce quelque chose d’autre
est de taille; Scorsese est allé le chercher dans les contrastes de la
société américaine, et pour le rendre tangible, l’a traduit
sur l’écran par un syncrétisme historique et géographique
étourdissant. Les deux héros, irlandais, sont joués par
un acteur au nom italien et une actrice au nom espagnol, le méchant Natif
est interprété par un Anglais, la chanson du film est d’un groupe
irlandais, le chef décorateur est italien (Dante Ferretti, qui fut en
leur temps le collaborateur attitré de Leone et Pasolini) et le chef
opérateur qui lui est allemand (Michael Ballhaus, ex-chef op’ de Fassbinder),
convoque dans sa photographie bigarrée la truculence colorée des
maître flamands! Ajoutons à cela que le film a été
tourné à Cinecittà et qu’il ressemble aux grosses coproductions
en Cinémascope et Technicolor des années 50-60: on mesure à
quel point cela pouvait contribuer à l’élaboration d’un film riche.
Cela pouvait tout autant
donner un bordel sans nom. Heureusement, il n’en est rien. Scorsese a su offrir
une unité d’ensemble à ce film luxuriant qui constitue aussi,
par son retour à la mythologie du cinéma, un formidable plaisir
cinéphilique. Gangs of New York aurait pu s’appeler Il était
une fois à New York, La Naissance d’une Cité ou encore
Les Portes de l’Enfer, tant il réussit à évoquer
dans son ampleur les films auxquels il ne rend parfois que de ponctuels hommages.
En premier lieu, on ne
peut s’empêcher de penser à Sergio Leone. D’abord celui des westerns
sauvages – qu’évoquent les duels, les gros plans stylisés et la
dimension cosmopolite qui constitue l’essence de ce genre hybride qu’est le
western spaghetti. Puis le film apparaît comme le Il était une
fois en Amérique de Scorsese. Même si à une bouleversante
chronique intimiste répond une opulente fresque épique, les deux
films dialoguent à plusieurs occasions – notamment à travers la
pagode chinoise, qui fait écho à la fumerie d’opium de Leone –
et ont ceci en commun qu’ils sont deux projets ambitieux se penchant sur une
communauté ethnique autre que celle des réalisateurs – les Juifs
chez l’un, les Irlandais chez l’autre – et qui ont mis des années à
se concrétiser.
Puis ce sont les références
au cinéma des années 20 qui sautent aux yeux. Au cinéma
de Griffith, bien sûr, mais aussi au cinéma soviétique.
Pas seulement parce qu’au détour d’un plan – un travelling avant sur
un lion de pierre lors de la révolte du peuple -, Scorsese rend hommage
à Octobre et Potemkine (au passage, notons que Scorsese
crée une formidable ambiguïté en jouant lui-même, plus
tôt dans le film, le rôle muet d’un rupin, chef d’une famille paisible
déjeunant dans un luxueux intérieur). De même que De Palma,
qui cherche son Paradis perdu du côté d’Hitchcock et qui, à
travers un lyrisme exacerbé par l’outrance virtuose des mouvements de
caméra, exprime sa quête éperdue de l’innocence perdue des
images, Scorsese recherche la puissance émotionnelle brute des cinémas
de Griffith et Eisenstein à travers le choc du montage.
Enfin le film, qui a
la solennité d’un Kurosawa, le lyrisme maladroit d’un Nicholas Ray et
le désenchantement d’un Mankiewicz, n’est pas sans rappeler, à
travers son envergure mégalomaniaque, son aura de film maudit et sa volonté
de démystifier une certaine Amérique tout en créant un
autre mythe, Les Portes du Paradis de Michael Cimino.
Et pourtant, tout n’est
pas acquis dès le début. Après une formidable introduction,
qui développe en crescendo une singulière atmosphère, quasi-fantastique
(pourquoi cet étrange personnage de bouffeuse d’oreilles, croisement
hybride entre le Christopher Walken de Sleepy Hollow et un vampire de
Carpenter? le director’s cut nous en dira peut-être un peu plus…),
Scorsese nous livre une scène de bataille ampoulée, brutale –
et pas seulement par sa violence, mais par l’outrance du maniérisme qu’elle
inflige au spectateur -, bref, ratée. Lorsqu’une guitare électrique
vient s’ajouter au rythme technoïde de la musique, on hésite entre
fou rire et perplexité. Car malgré tout, cette scène fondatrice
exsangue prend aux tripes; elle instaure un vrai malaise. Qu’on en rie ou pas,
elle embarrasse. Et quelque part, dans son échec, elle s’avère
incroyablement touchante. Il y a un an, cette guitare électrique m’aurait
probablement mis en transe; dans un an, peut-être sera-t-elle rédhibitoire
à mes yeux – enfin, à mes oreilles. Là, elle m’a d’abord
laissé indécis. Puis j’ai décidé qu’elle achevait
de conférer à la scène le grotesque dérangeant qui
fait déraper le ridicule vers le sublime…
Dans cette scène,
Liam Neeson, dans le rôle furtif mais capital de " Priest "
Vallon – père d’Amsterdam, qui est aussi le " Père "
symbolique de son clan -, impressionne beaucoup plus que Daniel Day-Lewis. Rien
de plus logique: Bill, malgré son aversion pour les Irlandais, admire
et jalouse Vallon; et doit le supprimer pour pouvoir le dépasser en charisme
et devenir la figure centrale de Five Points (la quartier dont il se prétend
le caïd), comme de la fiction. Et alors là, niveau charisme, on
est servis! Ce bad guy, qui ne dément pas l’adage d’Hitchcock
selon lequel la réussite du film en dépend, dessiné avec
précision dans toutes ses réactions prévisiblement imprévisibles
et ses petites manies, marque un pétrifiant come back de Daniel Day-Lewis,
tout frais sorti de sa reconversion en savetier. Intense, effrayant, excessif,
flamboyant, il éclipse rapidement ses jeunes partenaires, qui ont du
mal à crever l’écran – à cette différence près
que Cameron Diaz fait des efforts pour faire exister le seul personnage principal
féminin du film, alors que Leo croit qu’il suffit de froncer les yeux
pour avoir l’air dense, écorché et ténébreux.
Bill le Boucher, ce personnage
de méchant bigger than life, est à l’image du film, qui
évacue avec panache ce qu’on appelle le réalisme. Mais que veut
dire ce mot si largement galvaudé? Si on l’accepte dans le sens
" qui nous fait croire qu’on y est pour de vrai " - ce qui
est une imposture -, alors Gangs of New York, mythifiant et maniériste,
n’est pas réaliste. Si Scorsese crée en détails un New
York du XIXe remuant et chamarré, un monde fictif cohérent et
habitable – on touche alors au " réalisme hollywoodien ",
autre acception du terme -, que malgré la pauvreté, le froid et
la violence, je donnerais bien une partie de ma vie pour habiter, il finit par
élever son film au rang de l’épopée, de la chanson de geste,
de l’opéra… et de l’œuvre majeure.
S’il n’est pas le masterpiece
escompté par son auteur, c’est probablement en grande partie à
cause des multiples déboires – notamment des 50 minutes coupées
au montage – qui en ont fait un film maudit. Pourtant les films maudits, même
grandioses, sont souvent malades, accablés. Gangs of New York
nous arrive dynamique, en plutôt bonne santé – je n’ose imaginer
ce que doivent donner les 3h40 initiales! Scorsese doit y déployer
sa virtuosité dans toute son ampleur débridée. Etonnamment,
plus il vieillit, plus il semble vouloir se faire jeune et maniériste;
mais on se demande parfois dans quelle mesure les effets (accélérés
fluides, sound design, etc.) sont dépendants de sa volonté.
Gangs of New York est quand même une montagne russe (soviétique)
avec quelques passages à vide, auxquels succèdent de fulgurants
moments de cinéma au fort pouvoir évocateur. Ainsi ce magnifique
plan des conscrits montant sur un bateau de la Navy et croisant au passage un
cercueil revenant du Sud… Ainsi encore cette superbe scène où
Bill, Amsterdam et le notable Schemerhorn (David Hemmings – eh oui! le blondinet
de Blow up a bien changé…) prient simultanément, invoquant
respectivement un " Dieu de châtiment ", un " Dieu
qui tue les méchants " et un " Dieu de miséricorde ";
scène qui s’insère dans la séquence des émeutes,
ébouriffante leçon de montage parallèle dont Peter Jackson
et son monteur devraient prendre de la graine et qui n’est pas sans rappeler
La Terre de Dovjenko.
Malgré les conventions,
les concessions et les effets de mode, Gangs of New York est une réussite
dont on attend avec impatience le director’s cut. Humble dans sa façon
de payer son tribut aux maîtres qui l’ont inspiré, Scorsese fait
pourtant montre d’une ambition presque orgueilleuse dans sa volonté de
transformer ces hommages en un film-somme sur l’Amérique et le cinéma.
N’ayant pas l’habitude de faire dans la demi-teinte, il a joué la carte
de l’excès et, prodiges – à force de voir partout l’ascendant
de la religion, Scorsese finit par faire des miracles! -, bien loin de faire
de son film un pot-pourri référentiel ou un fourre-tout audiovisuel,
en a fait une œuvre cohérente, d’une richesse inouïe. L’enfant dont
il a accouché, un peu boursouflé peut-être, mal formé
à force de n'avoir pas qu'un père, crie, pleure et bouillonne
de vie.

|
|