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" De sorte qu’on
peut dire à chaque fois : c’est ici comme là-bas."
Leibniz
On se lèvera de son siège et l’on pensera que,
pour une fois, la mondialisation a du bon. On se demandera comment depuis une
société aussi éloignée de la nôtre - par sa
culture et sa tradition, par son régime politique pour lequel " autoritaire "
serait un doux euphémisme, par ses mœurs dont l’évocation, même
du bout des lèvres, ont sans doute occasionné un infarctus à
plus d’une Chienne de garde, et j’en passe – que ne l’est l’Iran, un
cinéaste a pu, peut-être bien mieux que le cinéma psychologisant
parisien et que son rival formellement ou scénaristiquement brillant
d’outre-Atlantique, montrer une vérité qui nous concerne, hommes
et femmes de la France de 2002, celle de la parité, du Loft, de Sarkozy,
des sauvageons et du développement durable. On s’étonnera surtout
de la sensibilité à la question féminine manifestée
par ce réalisateur, alors même que la femme iranienne ne doit pas
être vue en public autrement que voilée – ce qui ne laisse guère
de latitude à l’expression de soi, on en conviendra. Mais on ne criera
pas au miracle, parce qu’au fond ce prodige là est bien celui du cinéma,
et on constate une nouvelle fois la force avec laquelle Kiarostami a pu le déployer
à nouveau. Mais l’on sera encore plus surpris lorsque l’on se souviendra
que ce réalisateur a signé auparavant des films d’où les
femmes étaient presque absentes, les personnages principaux étant
des hommes, parfois des enfants ; certes, on trouvait une jeune fille dans
Au travers des oliviers, une vieille femme dans Et le vent nous emportera…
(qui d’ailleurs meurt à la fin), néanmoins et pas plus que
chez Lacan, la femme elle-même chez Kiarostami n’existe . Proche du Goût
de la cerise, et des précédents films en forme de road-movies
quant à ses parti-pris formels, Ten introduit donc une rupture
dans l’univers kiarostamien, puisqu’il passe de l’autre côté,
du côté des femmes. Et son importance est bien d’en montrer à
la fois quelque chose de totalement universel, tout en indiquant en chaque plan
qu’il ne pouvait pas être tourné ailleurs qu’en Iran, c’est-à-dire
en nous mettant sous les yeux le constat des relations sociales là-bas
aujourd’hui.
Intérieur/extérieur.
Le dispositif cinématographique, ici, est drastiquement
simple : une caméra digitale, fixée sur le rétro intérieur
d’une voiture (et orientée comme lui), filmant alternativement la conductrice
et son passager. Kiarostami, lui, était sur la banquette arrière
pour donner ses instructions, caché dans l’espèce d’angle mort
que formaient les deux directions possibles de la caméra. Dix séquences,
consacrées à dix trajets qu’opère la conductrice, chacun
se terminant par l’arrêt du véhicule lorsque le passager descend.
Aucune indication de temps n’est donnée sur ces trajets, qui sont tout
ce que nous connaissons de la vie de l’héroïne (nous l’appellerons
ainsi par convention). Et, évidemment, cette femme parle avec tous ces
passagers successifs ; elle parle d’elle et d’eux. La caméra, analogue
à un rétroviseur, rend présente sur l’écran la dimension
égotiste – au sens propre, ré-flexive – de cette parole. Il n’y
a pas d’espace extérieur sur l’écran, car c’est un espace de la
seule réflexion qui nous est donné à voir. Et contrairement
au dispositif du Goût de la cerise, la caméra ne filme pas
de profil et alternativement les passagers de la voiture, mais se trouve en
face d’eux ; car dans ce dernier film, il s’agissait d’une sorte de quête,
et Mr Badii, le héros, avait sa route devant lui, le regard des personnages
devait donc fixer un point hors champ, anticipation du but possible ; ici
le trajet n’est au fond pas important, l’héroïne ne vise rien, son
regard comme celui du passager peut fixer la caméra comme elle fixerait
un miroir – c’est d’ailleurs l’usage qu’elle semble en faire parfois…
Certes, en Iran un cinéaste ne peut pas montrer une
femme dans son intimité, ni en présence d’un homme. On comprend
le choix de Kiarostami : dans sa voiture, l’héroïne (Mania
Akbari) n’emporte que des femmes, à part son fils, un petit garçon,
seul représentant du genre masculin. Mais l’interdit, comme ce fut le
cas ailleurs en d’autres temps – pensons à la littérature du rideau
de fer -, est utilisé par Kiarostami pour créer un dispositif
de vérité inouï. L’intérieur de la voiture, ce sont
les femmes entre elles : monde sans hommes, où cependant il est
constamment parlé d’eux, de telle sorte que leur relation avec les femmes
devient présente et tangible dans la voiture elle-même. La sœur
de Mania parle de son homme, d’abord vaguement puis, dans une autre séquence,
parce qu’il vient de la quitter ; la jeune amie parle de son fiancé,
envisage leur mariage, puis, à la séquence suivante, s’effondre
parce qu’il l’a refusée ; une vieille religieuse parle de son ancien
mari, et une prostituée, de ses clients. Le dehors, lui, appartient donc
aux hommes ; on ne sort de la voiture que pour les racoler, leur acheter
un gâteau d’anniversaire, ou prier sur leur tombeau. Pourtant, par la
parole et par la caméra, tout ce hors champ est pourtant convoqué
dans l’écran. Comme la monade leibnizienne, la voiture de l’Iranienne
exprime tout l’Iran en elle-même sans qu’il y ait besoin de tourner un
plan à l’extérieur – sinon celui de la prostituée qui s’éloigne,
plan motivé par la position limitrophe de cette femme entre privé
et public.
Ceci se vérifie dans l’une des scène avec le
fils. Sa mère a quitté son père, et le garçon de
huit ans va lui débiter la litanie des reproches de l’homme iranien envers
ce qu’elle représente, elle qui est artiste, autonome, riche : elle
devrait rester à la maison et faire la cuisine… On saisit là sur
le vif, non seulement la mentalité masculine la plus répandue,
mais surtout la manière dont un idéal se perpétue et s’impose
avec la force d’un truisme aux hommes comme aux femmes, parce qu’il s’est construit
comme une évidence avant l’âge de raison…
Mais n’entamons pas tout de suite la complainte sur l’air
de " les pauvres, quel pays d’arriérés, etc. ".
Car au fond, ce gynécée ambulant peut difficilement ne pas évoquer
les conversations que pourraient avoir, ici et aujourd’hui, des femmes entre
elles ; cette visibilité totale de l’homme dans une voiture où
il est absent, on la retrouverait dans n’importe quel kiosque parisien en feuilletant
les magazines féminins, tous organisés autour de ce centre absent
qu’est l’homme (lui plaire, le garder, le reconquérir, le tromper, le
quitter, etc.). On comprend alors que le leitmotiv de Ten, dont Mania
Akbari voudrait se convaincre et qu’en même temps elle ne peut vraiment
concrétiser, s’avère un impératif de ne pas s’attacher.
Et on est en droit d’estimer tragique ou lamentable que la seule à réaliser
cette exigence soit la prostituée…
Problématique inverse, en quelque sorte de celle du
Goût de la cerise : par un geste paradoxal de retrait Mr Badii
y recherchait un lien à l’autre, tandis qu’ici la conductrice est comme
déjà liée à ses congénères en une
sorte de silencieuse fraternité féminine faite d’expériences
partagées, et vise ou croit viser le détachement (sans savoir
quelle forme il pourrait prendre). Dans cette inversion des films réside
bien quelque chose de la différence sexuelle, ici et ailleurs.
En ce sens, la multiplicité des femmes intervenant dans
l’auto nous présente les destins possibles de la femme iranienne – comme
Freud parlait des " destins de la féminité ",
dans le texte consacré par les Nouvelles conférences au
" continent noir " -, et, de façon plus intériorisée,
expose les diverses figures qu’endosse la conductrice dans un dialogue avec
elle-même, ainsi que le l’indique l’empathie prononcée qu’elle
éprouve envers la vieille religieuse comme avec la prostituée :
deux figures solidaires, non pas par un absurde contraste moral, mais bien parce
qu’elles ont surmonté l’attachement à un homme… A chaque fois
– comme cela est prégnant dans cette dernière scène – elle
se demande ce qu’est et ce que doit être une femme, ou plutôt demande
à l’autre de l’aider à répondre à sa question :
" qui est la femme que je suis ? ". (Elles sont d’autres
femmes, mais elles sont ses autres…) Seul un dehors qui est en même
temps un dedans (puisque clos), à savoir la voiture, peut fournir, en
Iran – seulement ? – un espace pour articuler cette question, inexprimable
sur l’espace public.
Spontané/contrôlé
La simplicité formelle de Ten recouvre une complexité
profonde, résultat de contradictions dépassées : donnant
à voir une problématique à la fois universelle et locale,
filmant un intérieur qui est ou convoque tout l’extérieur, Ten
est aussi un film à la maîtrise indécidable :
totalement spontané ( tous les passagers sont des non-acteurs, les dialogues
ne sont pas écrits à l’avance, etc.), il est en même temps
totalement contrôlé (ainsi, Kiarostami dictait ses répliques
à Mania Akbari pendant les prises, par un mini microphone…). Certes,
toutes ces contradictions diffractent suivant plusieurs dimensions une contradiction
fondamentale qui est l’enjeu du film, et qui scinde la femme entre son attachement
à l’homme pour être une femme, et son désir d’être
femme par elle-même, donc détachée de l’homme.
Kiarostami a pensée cette indécidable maîtrise
du film comme effacement du metteur en scène (ce qui se vérifie
au générique) ; mais bien sûr, tapi dans l’angle mort,
il est toujours là. Le dispositif fonctionne sans lui - toutefois il
l’a pensé, et cette conception-là vaut mise en scène. En
tout cas, pareil dispositif est bien dans le fil de l’épilogue du Goût
de la cerise, cette séquence au camescope enregistrant l’équipe
technique : faillite, déjà, d’une certaine conception démiurgique
ou balzacienne de la mise en scène face au statut nouveau des images
et de notre rapport d’individus à l’image. Les DV de Ten nous
parlent alors de nos images à nous, des modalité nombreuses de
l’intimité à l’écran, telles qu’on les connaît bien
depuis un an ou deux, aussi bien par la télévision que dans la
consommation privée d’engins numériques. Le cinéma ne peut
plus ignorer que l’intime, aujourd’hui, est déjà susceptible de
s’exposer, d’être capté, filmé – ironie du sort, même
en Iran – et qu’en retour, anticipant ses propres images, il a toujours déjà
perdu quelque chose de sa vérité (d’)intime. Il faut donc un tour
de force supplémentaire pour en saisir une vérité, puisque
dans cette exposition-là il est toujours faussé : d'où
la présence-absence du metteur en scène, qui monte les images
et dicte les répliques… On pensera bien sûr à Bresson et
à Cassavetes, deux moments importants de la constitution d’une nouvelle
idée de la mise en scène, dont Kiarostami sans doute hérité :
une mise en scène aussi bien discrète que rigoureuse, qui pour
laisser apparaître la vérité en image valorise une certaine
spontanéité tout en récusant tout laisser-faire.
Dans un tel dispositif, cette vérité transparaît
dans des choses minimes, celles dont on sait couramment que " ça
ne s’invente pas " : ainsi, lorsque Mania fait passer délibérément
la voiture sur un dos d’âne alors que sa sœur venait de la prévenir,
et qu’elle en rit doucement, laissant voir mieux que les paroles la complicité
qui unit ces femmes ; ou encore, dans le contraste entre l’agitation de
cette sœur grattant toujours son visage, et la sérénité
de la conductrice qui esquisse toujours le même geste, celui de rajuster
son foulard : deux rapports à l’extérieur, aux hommes et
à la séduction sont ainsi brossés en deux gestes.
Le chauffeur
Cette présence paradoxale du réalisateur, on
ne la comprend qu’en examinant le statut des personnages eux-mêmes dans
le film. Il y a un écart flagrant entre Mania, la conductrice, et les
autres : elle est toujours à l’écran, et pas eux. Elle conduit.
On peut difficilement s’empêcher de voir là une métaphore
de la mise en scène éclipsée : elle nous conduit.
Elle tient lieu, sur l’écran, du réalisateur invisible sur la
banquette arrière. Pas plus que Kiarostami, elle ne sait exactement où
elle va. Et son véhicule nous donne à voir, en elle-même,
le monde où elle vit. Comme dans d’autres films de Kiarostami, le voyage
en voiture est une expérience, au sens où elle ne nous laisse
pas comme elle nous a pris – et en ce sens, il est lui-même la métaphore
de ce que devrait être le film. Mania Akbari prolonge ici le conducteur
de la voiture de Et la vie continue, ou bien le journaliste de Et
le vent nous emportera ; comme eux, en quelque sorte, elle enquête,
quoiqu’à la différence d’eux, elle ne cherche pas quelque chose
de précis mais adresse à tout son monde la question qu’elle se
pose elle-même sur son identité de femme.
C’est pourquoi elle doit bien en recevoir quelque chose en
retour. Ten n’a pas d’espace extérieur, donc pas de repères
spatiaux ; plus radicalement encore que dans les autres films de Kiarostami,
il ne possède pas non plus de repères temporels : on constate
que certaines séquences se déroulent de jour, d’autres de nuit,
mais on pourrait mal les dater ou dire l’intervalle qui les sépare :
un jour, deux mois, un an ? En tout cas, la conductrice n’est pas un enquêteur
neutre, elle se transforme au fur et à mesure de ces voyages. Ils sont
en quelque sorte des jalons dans un changement d’elle-même, et dans cette
mesure ils suffisent à nous montrer l’essentiel, indépendamment
de tout ce qu’on pourrait savoir sur sa vie (de même, Le goût
de la cerise supprimait tout l’anecdotique, en se concentrant sur l’essentiel,
le désir de suicide, sans en reconstituer un soi-disant contexte explicatif).
Il y a bien une histoire dans Ten, une histoire tout intérieure
– peut-être parce que c’est la seule à laquelle les femmes ont
accès là-bas ? Le film, curieusement, à côté
de son espace propre un peu artificiel (la voiture) crée ainsi son propre
temps : on sait que Mania est allée prier après avoir chargé
la religieuse, on sait que son amie puis sa sœur sont quittées par leurs
hommes… La voiture est comme l’écho, ou le sismographe mobile, ou la
caisse de résonance émotionnelle (on y pleure, on y rit, etc.)
de tous ces événements advenus hors champ. De tels éléments,
qui tracent bien une histoire malgré la discontinuité des scènes,
jalonnent un parcours intérieur. D’où le fait que le film s’ouvre
et se ferme sur une séquence avec le fils : on peut mesurer le chemin
parcouru. Au début, Mania revendique ce qu’elle est et énumère
avec virulence ses griefs contre le père de son fils, parce qu’au fond
elle n’est pas sûre d’elle-même ; à la fin, elle écoute
l’enfant avec tranquillité et un certain détachement, parce qu’elle
sait un peu mieux qui elle est et ce qu’elle désire, qu’elle n’a plus
s’en convaincre. Peut-être a-t-elle eu une idée de ce que signifie
son désir de ne pas s’attacher, et qu’il se situe moins du côté
de la rupture explosive, que de celui d’un infime changement de position dans
l’âme. Nouvel avatar de " changer ses désirs plutôt
que l’ordre du monde " ? Si l’on veut, mais aussi, en moins pessimiste :
change tes désirs et l’ordre du monde suivra.

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