L’absurdité
de notre société, Luc Moullet n’a
jamais parlé d’autre
chose. Dès 1956, dans les Cahiers du cinéma, il écrit
des critiques pertinentes avec Rohmer, Truffaut, Chabrol, Godard et Rivette.
Et, comme eux, il devient cinéaste. Mais, même par rapport à
la Nouvelle Vague, Moullet reste un marginal. Ses films sont rares dans les
deux sens du terme : il tourne peu et il tourne des OVNI.
Ceux qui ont vu - ils
sont aussi rares que ses films - Brigitte et Brigitte (1966), Les
contrebandières (1967), Une aventure de Billy le Kid (1971),
Anatomie d’un rapport (1975), Genèse
d’un repas (1978) et La comédie du travail
(1987) peuvent pressentir ce que Luc Moullet va tirer d’un
coin de montagne perdu où se croisent sans se voir des funambules qui
suivent chacun leur idée fixe. Mais les autres ? Comment leur dire
que Luc Moullet est un (faux ?) naïf1, qui se sert de sa
caméra pour dénoncer le dérisoire de nos activités ?
Que Moullet est un (doux ?) anar, qui pose sur la société
un regard à la Tati ? Mais, dans ses films, pas de M. Hulot
pour s’étonner
à notre place de la folie des autres. Personne pour nous prêter
ses yeux. Personne à qui nous identifier. M. Hulot, c’est
nous.
Son premier court-métrage,
Un steak trop cuit (1960), donnait le ton : un affreux jojo de treize
ans demande toujours plus à manger à sa sœur (Françoise
Vatel), afin de lui faire rater son rendez-vous galant. Truculent et tendre,
Moullet ne fait pas un film psychologique sur la jalousie d’un
adolescent. Cette jalousie, il la traduit par l’accumulation
de choses concrètes : des tomates, un beefsteak, des saucisses,
des pâtes…
Dix-huit ans plus tard, il reprend le même procédé dans
Genèse d’un repas. Pour dénoncer
le capitalisme, l’exploitation
du tiers monde et la société de consommation, il nous montre par
quels circuits arrivent sur notre table du thon, des œufs, une banane. Moullet
est un cinéaste de la matière.
Rien d’étonnant
quand on est fils de paysan et natif des roubines, ces massifs désertiques
des Alpes-de-Haute-Provence.
Dans
Anatomie d’un
rapport, dit Moullet, il y a la nostalgie et
la frustration de la montagne et de la roubine. C’est
un film sans roubine.
Ce qui est faux, car
si l’essentiel
du film se passe dans un lit où deux intellos (Moullet et Antonietta
Pizzorno) discutent de leurs ébats amoureux et, oh combien ! difficiles
, les courbes des corps évoquent irrésistiblement les croupes
des montagnes.
Je cite
souvent, ajoute Moullet, la phrase de Lubitsch : " La meilleure
chose pour apprendre à filmer des acteurs, c’est
de filmer des montagnes. " Comme je ne suis pas sûr de bien
savoir filmer les acteurs, je continue à filmer les montagnes2.
Ses roubines, naturellement.
Et il les filme rudement bien. Dans Les contrebandières où
il dénonce entre autres l’absurdité
des frontières. Et dans un pastiche de western, Une aventure de Billy
le Kid, où la mythologie de l’Ouest
américain est joyeusement détournée avec la complicité
de Jean-Pierre Léaud (Billy le Kid). Jacques Siclier qualifie ce film
de " western ubuesque ".
Il y a, en effet, du
Jarry chez Moullet. Ses films ont toujours un côté " farce
de potache " qui, selon le spectateur, irrite ou enchante. Personnellement,
Les naufragés de la D17 m’enchante.
Ça commence comme un vrai documentaire, avec une voix off qui nous explique
que la construction de la D17 (qui va de Sisteron à Rougon) n’a
jamais été finie. Et que Majastres, qui comptait mille habitants
sous Napoléon, en a moins de cent aujourd’hui.
Et, très vite, ça vire au burlesque.
Il y a un astrophysicien
qui travaille à l’observatoire
du Mont Chiran et voudrait bien séduire sa collègue. Une équipe
de cinéastes qui tourne un western. Quatre ou cinq militaires en manœuvres
qui croient que Saddam Hussein vient d’envahir
la France (nous sommes au premier jour de la guerre du Golfe). Deux randonneurs.
Un géologue. Un maquignon qui gagne sa vie en dépannant, avec
ses deux vaches, les (très rares) voitures qui empruntent la D17 et se
sont enlisées dans la fondrière qu’il
a lui-même creusée. Un champion de rallye automobile et sa copilote
follement amoureuse de lui. Et, surtout, pivot de l’histoire,
un berger, un sage, qui ne s’éloigne
guère de sa cabane où il accueille et…
réconforte toutes les femmes qui viennent frapper à sa porte.
Non, il n’y
a pas de raton laveur.
Mettez tout ce petit
monde dans un bocal. Agitez. Lâchez. Ça donne Les naufragés
de la D17. Une comédie loufoque, qui est aussi, comme l’était
La comédie du travail, une vraie satire sociale.
Aussi drôle, aussi
provoquant, mais beaucoup plus réaliste, le film de Romain Goupil se
passe, lui, en plein Paris. C’est,
en quelque sorte, l’envers
du film de Moullet. Les naufragés est un faux documentaire et
un vrai canular. Une pure coïncidence est un faux canular et un
vrai documentaire.
Car les six protagonistes
du film ont beau psalmodier les uns après les autres, sur le générique
de fin, que " toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant
existé serait une pure coïncidence ", on sait bien, depuis
le début, que cette invraisemblable aventure est vraie. Vraie comme l’amitié
qui unit les six compères.
Quels compères ?
Eh bien, Romain Goupil et ses amis. Bon. Reprenons. Une pure coïncidence
s’ouvre
sur ces mots de Romain Goupil :
Nous
étions cinq lycéens. Nous étions cinq militants. Michel,
Alain, Olive, Nicolas et moi. Michel s’est
suicidé en 1978.
Pour tenter de comprendre
les raisons de ce suicide, Romain Goupil a tourné Mourir à
trente ans, en 1982. Il y racontait les barricades de Mai-68, la manif du
21 juin 1973 et leur amitié qui n’avait
pas empêché le drame.
Depuis,
dit Romain, nous avons cessé de militer, mais nous n’avons
jamais cessé nos parties de poker.
Romain, lui, a continué
de faire des films. Plus ou moins réussis. Plus ou moins autobiographiques.
La Java des ombres (1983), Maman (1989), Lettre pour L…
(1993), À mort la mort (1999). En 1997, il est l’un
des signataires, avec Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, Tony Marshall et beaucoup
d’autres
jeunes et moins jeunes cinéastes, de l'" Appel à la
désobéissance civique ". C’était,
on s’en
souvient, un manifeste en faveur des sans-papier. Or, un jour, Romain Goupil
apprend que les sans-papier sont systématiquement rackettés. Les
sommes collectées sont déposées dans une petite boutique
de change, en plein Paris. " Que faire ? ", demande
Goupil à ses amis. " Filmer ", répond Tony
Marshall.
Romain, Alain, Olive
et Nicolas s’y
collent. Deux autres copains, Baptiste et Coyotte, amis d’enfance
de Romain, viennent grossir l’équipe.
À eux six, ils vont monter une opération de commando pour tenter
d’avoir
les preuves du racket. Et là, ça devient passionnant comme un
polar américain. Une pure coïncidence, c’est
notre Ocean’s Eleven à nous. L’histoire
d’un
hold-up formidablement préparé, évidemment avec un peu
moins de moyens que dans le film de Soderbergh. Mais enfin, à notre modeste
échelle, une mini-caméra DVD remplaçant le cinémascope
et des bricoleurs du dimanche, les génies de l’informatique,
c’est
exactement la même chose.
Coyotte et Baptiste
camouflent une caméra dans la poussette d’Emma,
la fille de Romain, qui a deux ans (ce qu’ils
appellent l'" opération Potemkine, nouvelle version "…).
Alain cache un micro dans une vieille boîte de conserve de bière
et l'" oublie " dans le bureau de change. Baptiste réalise
une maquette en carton des lieux. Et, sous le nez des flics qui surveillaient
aussi l’endroit
mais restaient prisonniers de la légalité, ils vont réussir,
eux, dans l’illégalité.
Ils ont tout filmé :
leurs préparatifs, leurs discussions, leurs parties de poker et même
leur vie privée. Se passant à tour de rôle une mini-DVD,
ils se filment en train de filmer. Et ils filment en même temps leur inquiétude
pour le père de Nicolas qui est malade, les réunions de famille,
l’anniversaire
de Clémence (18 ans) et un monologue magnifique, bouleversant, de la
grand-mère de Romain sur la vieillesse. Une pure coïncidence
est donc à la fois un film d’aventures
et un hymne à la solidarité. Un film drôle, inventif, imprévisible
donc passionnant et formidablement roboratif.
Car s’il
est aussi jubilatoire, c’est
qu’il
nous rend l’espoir.
Pour changer un tout petit peu la face du monde, il suffirait donc d’un
brin d’imagination
(" l’imagination
au pouvoir ", de Mai-68), de beaucoup d’amitié
et de l’audace
de se lancer dans ce qui ressemble fort à un grand jeu ? Bref, de
rester fidèle à l’enfance ?
Ne rêvons pas
trop. Mais, tout de même, tant qu’il
se trouvera des producteurs assez fous (merci à Paulo Branco et aux Films
du Losange) et des investisseurs assez cinglés (Canal Plus le sera-t-il
désormais ?) pour permettre d’exister
à de tels films, tant qu’il
se trouvera des poètes pour les tourner et des spectateurs pour s’en
réjouir, alors tout ne sera peut-être pas perdu.
1.
La plupart de ses films sont des documentaires plus ou moins détournés.
Non par malice, mais par naïveté. À moins que cette volonté
de ne jamais se départir d’une
logique naïve ne soit le comble de la malice…
2.
Propos recueillis en 1979 par Gérard Courant.