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La marque des grands
cinéastes est de saisir le spectateur dès l’ouverture du film.
" Être et avoir " de Nicolas Philibert n’échappe
pas à cette règle. Quelques plans et nous voilà fixés.
Le style, le ton, l’esprit sont donnés. Et ce curieux sentiment intérieur
que s’annonce un chef-d’œuvre ou plutôt que nous nous tenons devant un
chef-d’œuvre au sens plein, celui que donnaient les compagnons à leur
plus bel ouvrage.
Nous sommes dans un paysage
de campagne. On rentre les bêtes, des salers, sous une furieuse tempête
de neige. Voici la salle de classe, un jour de congé. Les chaises ont
été relevées sur les tables d’écolier. Le plan dure
un peu. Le temps de fixer l’ordre, la propreté du lieu. Un léger
mouvement derrière l’estrade, arrive le désordre : une tortue
a surgi, une grosse tortue d’école, l’animal le moins auvergnat de la
création qui, comme le chien d’André Dhôtel, se dirige à
vive allure vers un but improbable et dans un univers qu’elle ignore périssable.
En voici un deuxième. Tout est dit. Les enfants peuvent venir. Un univers
peuplé d’animaux fabuleux. Un univers miraculeux et plein de miracles.
Le premier miracle étant cette classe, ce foyer où l’on va se
réchauffer quand, dehors, c’est la guerre des éléments.
Le ton dominant de disposition bienveillante du film de Nicolas Philibert sera
le deuxième miracle.
On peut s’étonner
ensuite, après avoir vu un certain film de la sélection officielle
du festival de Cannes qu’" Être et avoir "
n’y ait pas été préféré. Cette sélection
2002 y aurait perdu les paillettes du faux scandale médiatique pour y
gagner la tenue et le bénéfice d’avoir reconnu avant le public
le génie retenu d’un cinéaste dont la nature peu tapageuse est
appelée à faire grand bruit. Peut-être a-t-il manqué
à ces " sélectionneurs cannois " la chance
d’avoir eu un premier maître comme celui de la classe multiple d’Être
et avoir. Un de ces maîtres pour lesquels le véritable but
de l’école doit moins être d’enseigner la complexité que
de restituer la simplicité. Un de ces professeurs comme en créait
tant, jadis, l’Instruction Publique, dont l’enseignement nous permet de résister
à vie à cette cataracte grondante et sans cesse renouvelée
de tous les snobismes et lâchetés de goût, dont les leçons
nous ont bâtis de façon à ne pas nous égarer dans
le faux à la place du vrai, nous fait distinguer et préférer
le secret plutôt que le clinquant, le retenu plutôt que le relâché,
la drôlerie de la vie plutôt que sa peinture sinistre, " Être
et avoir " plutôt qu’" Irréversible ".
Éduquer
est le mot latin qui signifie dégager, faire éclore les facultés
naturelles qui sommeillent en chaque individu. L’éducation est un mot
du même ordre que transmission. Bien des écoles, ces cinquante
dernières années se sont glorifiées d’avoir les dernières
idées sur l’éducation, comme bien des cinéastes se sont
vantés d’avoir eux aussi les dernières idées sur la création
et la pratique de la mise en scène. L’instituteur de la " classe
multiple " de Nicolas Philibert, comme Nicolas Philibert dans son
art, si classiques pour ne pas être résolument modernes, tournent
le dos aux modes périssables et, cherchant l’éternité,
s’en tiennent à leur première idée : celle qui nous
dit simplement que l’innocence a quelque chose à apprendre de l’expérience.
Être cet instituteur
debout, celui qui apprend à ces petits - qui ont pris la rude résolution
de devenir des hommes, ou être un cinéaste dont l’exigence est
de montrer la richesse d’un monde qu’on ne sait plus voir, participe de la même
certitude d’accomplir un devoir élevé. Au fond de l’obscure âme
enfantine qui ressemble tant à celle du spectateur gît un désir
primordial d’apprendre, qui est une des formes de l’émerveillement :
la scène de l’exercice de calcul en famille est, de ce point de vue,
la métaphore exemplaire de l’étonnement auquel peuvent conduire
les mouvements mystérieux et incontrôlables des chiffres. Le maître
d’école a la tâche de libérer ces tendances prisonnières.
Il a la responsabilité de nous rappeler le seul sens de l’éducation :
être sûr que quelque chose est vrai pour oser le dire à un
enfant. À un âge où le monde semble aussi neuf qu’on l’est
soi-même, l’enfant a besoin de savoir s’il est responsable ou irresponsable,
moral ou immoral, perfectible ou imperfectible, non pour comprendre mais pour
se comprendre lui-même.
C’est de cette responsabilité que Nicolas Philibert a fait le sujet d’" Être
et avoir ". Cette responsabilité qui est le sujet premier,
la vocation première par lesquels ces hommes debout, enseignants ou cinéastes,
attachés à notre tradition humaine, nous font toucher à
l’universel, nous disent tout de la vie et de la grandeur des hommes.

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