Ce qui est déterminant
dans l'amour, c'est la fin, nous dit Edgar. Parce que c'est là que
l'histoire commence.
Le cinéma n'a-t-il aucun
compte à rendre ? Ah, dira-t-on, mais le cinéma est libre, le
cinéma, c'est de l'art, il n'a rien à démontrer. Mais beaucoup
à dire. L'histoire et la volonté ont-elles quelque chose à
voir avec le septième art ? Ou bien, posons la question autrement : qu'
est-ce qui est (beau) ?
Histoire et Cinéma ont
un moteur commun : la mémoire, présence de l'absence. Irrémédiablement,
ils sont un travail de l' après : le travail, l'oeuvre commencent après
l'expérience, qui n'est rien, à elle seule. La mémoire
n' est pas le souvenir ni la nostalgie (ce qui conduirait à la dislocation
du passé et du présent). Il s' agit de repenser la mémoire
comme une activité, comme la condition d' un recommencement.
Eloge de l'amour est un
film politique, pléonasme, s'il en est. Il parle de devenir adulte. Il
veut raconter une histoire (vraie). C'est pour cela qu'il ne raconte pas d'
histoires.
Godard dit en rigolant que personne
ne va voir ses films. Comme s'ils étaient d'une autre époque :
la nouvelle vague (de la grande marée) aurait renvoyé l'énergie
de sa création à un temps révolu, parce qu'autrefois moderne
à l'extrême. Les choses peuvent-elles rester éternellement
nouvelles ? Alors, le cinéma serait-il attaché au temps ? Et que
faire de cela ?
Eloge de l'amour :
un jeune homme qui cherche quelque chose, monte un projet, on ne sait pas trop
quoi. Il veut décrire les quatre temps de l'amour (de la rencontre aux
retrouvailles) à travers les trois âges. Comme au cinéma,
les dimensions sont multipliées, donc.
Il interviewe des gens, explique
des "choses" à d'autres, voyage. Il parle avec d'anciens résistants,
un grand-père, une grand-mère. De même que la Révolution
chez Rohmer, la Résistance est comme un condensé du sens de la
politique et de l'histoire : la modernité, ça n'est pas le progrès
("Le progrès, c'est la guillotine", parade un citoyen saoulard dans L'Anglaise
et le Duc, sans se rendre compte de ce qu'il dit), ça n'est pas fluide,
ça va à contretemps (la tragédie s’accommode de la fluide
harmonie, non l' histoire). L'histoire, c'est ce qui rompt (avec), ce qui va
dans un autre sens. Il n'en va pas autrement de la mémoire : elle ne
ressasse pas des souvenirs, mais résiste aux idées reçues.
Le maintien d'une tradition et en même temps la rupture avec elle. L'être,
l'art, l'histoire, c'est ce qui résiste.
Godard prend sur lui de réfléchir
: allons-y, osons poser les questions que les (nouveaux, mais sans vagues) cinéastes
d'aujourd'hui (ceux qui marchent) ne daignent pas formuler, car elles imposent
une responsabilité, une désagréable décence, à
contre-courant : en quoi je ne peux pas faire n'importe quoi (cependant, le
film de Godard est délirant, en roue libre).
De même que Rohmer dit "l’Anglaise"
et "le Duc", Godard dit "les Américains" et "les Français". Il
a le courage de dire que le cinéma est politique, qu'il ne peut pas tout
dire et n'importe quoi. C'est contraignant, peut-être, mais il n'y a pas
de liberté sans cela : il est temps de rentrer dans l'âge adulte.
Le cinéma est aussi attaché
à l'écriture. Godard a publié un petit livre, constitué
à partir de ses "phrases sorties" de l' Eloge de l' amour. En
lisant ces mots jetés aux début de chaque ligne, on revoit défiler
les images du film. C'est à nous de finir les phrases, de retravailler
les images.
Godard anéantit le cinéma:
les idées et les mots précèdent les images, et peuvent
même s'en passer. Oeuvre d'auto-destruction nécessaire à
l'acheminement de sa pensée, au devenir de l'humanité en elle.
L'idée est claire (devenir
adulte) mais l' acheminement est encore flou. Une chose est sûre : le
travail sur soi a partie liée avec la mémoire. Tout y est. Mais
elle est obligée de se chercher. Les mots bougent dans le noir. Au fur
et à mesure qu'ils avancent à tâtons, les mains qui touchent
les objets de l'espace autour d'elles commencent à reconnaître
les formes et les matières. Edgar fait des recherches sur les résistants.
Son travail quotidien est filmé en noir et blanc. Ce qui a rapport
au passé - qui vit donc, puisque ça a une histoire - est en couleurs.
Ou bien est-ce que tout est en vrac ? Mots, images, couleurs et noir et blanc,
il faut repenser tout cela.
Après, c'est du travail
et de l'intransigeance. L'intransigeance envers ceux qui n'ont pas de mémoire
: c'est-à-dire pas d'existence, mais un abandon lâche à
la vie. Il faut aussi y mettre de l'acharnement et de l'honnêteté
intellectuelle.
On a l'impression que Godard recommence
au début. Edgar, à plusieurs reprises, feuillette un livre dont
les pages sont blanches : parler du passé, ce n'est pas dire que tout
est derrière nous. Il faut réapprendre à parler, et sans
nous donner de direction évidente, Godard nous invite à le suivre.
Pour autant, Eloge de l'amour
n'est pas une Bible ni un mode d' emploi. Cruciale et hyper-actuelle dénonciation
de la religion remplaçant la politique, et de la technique remplaçant
l'Histoire.
Alliant amour, liberté
et discipline (nécessité), Godard refait par le cinéma,
et sa structure d'Etat idéal miniature, le travail qui devrait être
celui du politique (de l'Etat).