Touchant d’abord, ce désir
d’exprimer une fois de plus son admiration pour Howard Hawks, " seul
véritable cinéaste américain " – désir
mêlé d’une crainte un peu enfantine (peut-être vas-tu
oublier de me parler de Lui, alors je prends les devants), auquel succède
la jubilation de la réponse déjà prête (" moi,
je sais ").
Touchant ensuite, le caractère
apparemment anodin de cette question, quand on réalise qu’elle a toujours
constitué pour Carpenter une hypothèse forte et angoissante (se
retrouver seul sur une île déserte) et qu’il fallait l’entendre
comme une expression modeste du cœur même de son œuvre : ce souci
majeur, obsessionnel, de l’insularité.
Les deux figures (l’île
et Hawks) se rejoignent d’ailleurs lorsqu’on demande à Carpenter de quelle
façon Hawks l’a influencé. Réponse de l’intéressé :
" Par son sens de l’enfermement. Dans ses films, même si le
canevas était très large, il s’arrangeait toujours pour ramener
la scène à une zone délimitée ; c’est surtout
ça qui m’a marqué parce que j’ai aussi ça dans la tête,
l’idée que nous sommes toujours enfermés et coincés dans
des espaces clos. "
Iles
Île : Manhattan, principale
île de New York changée en prison (New York 1997).
Île : Los Angeles,
détachée du continent après un séisme, et changée
en camp de concentration (Los Angeles 2013).
Île : celle qu’une
colonie de lépreux voulait quitter pour s’installer sur la côte
– mais on fit couler leur navire pour s’emparer de leur fortune (Fog).
Îles encore, métaphoriquement :
le commissariat assiégé d’Assaut, l’église assiégée
du Prince des ténèbres, la station scientifique en plein
Antarctique dans The Thing, le " village des damnés ",
les nids de vampires éparpillés de par le monde…
Îles du malheur, îles
de la désespérance, " car en tout autre monde qu’un
monde déchu, de telles contrées ne sauraient être ".
Toujours et partout, nous sommes des insulaires.
Parmi nous cependant, quelques
guetteurs, quelques gardiens de phare : Adrienne Barbeau dans Fog,
Christopher Reeves dans Le Village des damnés, Roddy Piper dans
They live… Dans le numéro 523 des Cahiers du cinéma
(juin 1998), Nicolas Saada peut ainsi titrer : " John Carpenter
la sentinelle ". Or, ce titre n’est pas sans rappeler celui d’un film
réalisé huit ans plus tôt par Claire Denis et consacré
au cinéaste qui, du temps où il était critique, célébra
avec non moins de vigueur le " Génie d’Howard Hawks " :
Jacques Rivette, le veilleur.
La rencontre est insolite, sans
l’être vraiment. L’auteur de Céline et Julie vont en bateau
et Duelle s’y entend après tout en aventures fantastiques. Ses
films sont peuplés de fantômes (La Bande des quatre) et
de morts-vivants (Céline et Julie vont en bateau), de magiciens
(L’Amour par terre) et de fées (Duelle), de saints qui
parlent aux vierges (Jeanne la Pucelle). Pourtant, il est clair que le
champ imaginaire investi par Rivette n’est en rien celui du fantastique tel
qu’on l’observe dans les films de John Carpenter. Une distinction entre les
catégories du " merveilleux ", du " surnaturel "
et du " fantastique " nous permettrait sans doute de préciser
cette différence, mais elle ne nous éclairerait pas sur la rencontre
inopinée du veilleur et de la sentinelle. Pour y parvenir, il nous faudra
contourner la question du fantastique pour interroger deux praxis de l’île.
Out 1
Parmi tous les personnages d’Out
1 (1970-1971), quelques figures solitaires, singulières tant par
leur statut " actoral " (ce sont deux critiques et un cinéaste-critique)
que par la nature et le degré de leur implication dans la fiction. Jacques
Doniol-Valcroze est un joueur d’échecs ; Eric Rohmer est un distingué
spécialiste de Balzac ; Michel Delahaye est ethnologue. On pourrait
définir leur fonction ainsi : ce sont des " consultants ".
Chacun d’eux, à un moment du film, est visité par un personnage
(Frédérique ; Colin ; Béatrice) qui lui demande,
à sa manière, de l’éclairer sur l’avenir de son cheminement
personnel dans la fiction, et plus largement de faire une proposition fictionnelle
au film. Trois pistes sont donc proposées : la piste ludique (Doniol-Valcroze),
la piste exégétique (Eric Rohmer) et la piste ethnologique (Michel
Delahaye).
Exposé au vent, légèrement
voûté, l’ethnologue est juché sur un promontoire (le toit
du palais de Chaillot). Sans doute n’y est-il pas toujours, mais on ne le rencontre
que là et on ne l’imagine guère ailleurs. L’ethnologue cherche
à convaincre son interlocutrice de quitter son groupe de théâtre
(ce qu’elle fera) pour l’accompagner. Dans cette conversation où il n’est
question que de clôture, et où domine l’incompréhension
un peu hostile entre l’homme et la femme, s’énonce au passage un principe
essentiel de la " poétique " rivettienne.
L’ethnologue constate d’abord
son propre enfermement : " L’ethnologue découvre qu’il
monologue sur les autres au lieu de dialoguer avec les autres, au lieu d’apprendre
aux autres, à réfléchir sur eux-mêmes ou éventuellement
à réfléchir sur l’ethnologie. " Mais, note-t-il,
" l’avantage de l’ethnologue, c’est qu’il se rend compte que même
lui est dans un monde clos. Et c’est là le cas de beaucoup de gens, de
beaucoup de groupes, et de beaucoup de professions. "
La femme objecte qu’elle n’a aucune
envie de quitter son groupe. L’ethnologue fait la sourde oreille, et poursuit en
comptant les mésaventures d’un ethnologue qui voulait étudier
Madagascar : " Madagascar, c’est une île et c’est un monde
doublement et triplement clos où, matériellement, des questions
se posent : comment réussir à faire telle enquête sur
tel sujet, disons les rites d’initiation, sans mettre en cause la religion,
puisque les missionnaires catholiques, protestants dominent toute l’île,
et qu’en plus les rites païens se sont mélangés ? Si
on les met en cause, répercussions parce que le gouvernement n’est pas
content et répercussions en France où le type en question se voit
couper les crédits du CNRS. Voilà un engrenage précis. "
Cet ethnologue malheureux, c’est
lui-même (on l’imagine abandonné par le CNRS sur son promontoire,
comme un mutin par le vaisseau amiral). Plutôt que d’étudier les
indigènes, il a choisi d’étudier les Européens de Madagascar.
Mais ceux-ci s’y étant opposés, l’ethnologue privé de crédits
est obligé de renoncer. Lui vient alors une idée nouvelle :
plutôt que d’étudier les Européens à Madagascar,
les étudier en Europe même, et étudier les Français
en France : " Une enquête en France : c’est là
que j’allais revenir, et c’est ce que j’allais faire. "
Il évoque alors " un
ethnologue qui justement est en train de réussir une expérience
de rupture de monde clos : il avait étudié les sociétés
de pêcheurs au Niger, il est parti maintenant pour étudier les
pêcheurs en Bretagne, en compagnie d’un nigérien qui lui-même
avait fait la même étude au Niger. Et tous les deux, le français
et le nigérien, vont faire ça en Bretagne. "
La même année, Jean
Rouch était précisément en train de tourner Petit à
petit, dont le deuxième épisode, à la façon
des Lettres persanes, montre un nigérien débarquant à
Paris et se livrant à une étude consciencieuse et amusée
des mœurs indigènes. Dans une interview aux Cahiers du cinéma
en 1968, Rivette écrit de Rouch qu’il est " le moteur
de tout le cinéma français depuis dix ans ". Il est
certain en tout cas que ses films ont pris très au sérieux la
pratique ethnologique de Jean Rouch, non seulement pour penser l’articulation
au sein du film de la fiction et du documentaire, de l’improvisation et de la
préméditation, ce qu’on a souvent souligné, mais pour établir,
en termes de mise en scène, de montage et de construction narrative,
un ensemble de principes fondés sur l’insularité : l’enquête
ethnologique sur les mondes clos (pour Out 1 : étude de deux
" tribus " théâtrales à Paris en 1970) ;
le retour sur soi par le détour de l’autre ; la permutation (de
l’observateur et de l’indigène) ; la confrontation des mondes clos
et les tentatives d’effraction (parfois douces – les spectateurs qui se faufilent
dans l’appartement au début de l’Amour par terre – parfois périlleuses
– Benoit Régent dans La Bande des quatre).
L’insularité chez Carpenter
Il y a donc, entre Jacques Rivette
et John Carpenter, cet axiome commun : " nous sommes tous des
insulaires ". Leurs interprétations de cette formule diffèrent
cependant.
L’insularité est chez Carpenter
le sort de toute l’espèce humaine, qui est en somme la seule île
(on n’en sort jamais). La fin d’un état de siège n’est jamais
chez lui une fin de captivité. Quel avenir pour les protagonistes
d’Assaut ? Le policier noir ne quitte le commissariat dévasté
que pour un autre commissariat (et qui sait quelles brimades l’y attendent ?),
le prisonnier réintégrera une cellule en attendant son exécution,
et à sa solitude la femme peut désormais ajouter la tristesse
d’une rencontre qui n’aura pas eu lieu ou si peu. Adrienne Barbeau ne quittera
pas son phare (Fog), Snake Plissken sorti vivant de Manhattan aura tout
juste conquis le droit de résider dans un monde cynique (New York
1997) en attendant pire (Los Angeles 2013).
L’île que nous occupions
bien avant qu’un état de siège ne nous le révèle,
c’est l’Histoire : le mur de Berlin (New York 1997), les camps de
concentration (Los Angeles 2013), le libéralisme sauvage (They
live), l’Inquisition (Vampires), les crimes fondateurs de l’Amérique
(Fog).
Jean-Louis Schefer pointe, dès
les premières lignes de Du monde et du mouvement des images, cette
insularité de l’espèce humaine mise à nu par la littérature
fantastique : " Edgar Allan Poe, H.G. Wells, à la fin
de leur vie et de leur œuvre surtout, font état l’un et l’autre d’une
révélation, optimiste et hallucinée chez l’un, mélancolique
chez l’autre (cette révélation est un brusque éclairage
de la réalité historique, telle que l’exprime après eux
Paul Valéry : " Nous autres civilisations, savons maintenant
que nous sommes mortelles ")
(…) Les protagonistes des mondes
de l’étrange étaient déjà étalonnés
sur ce qui allait devenir une ressource de la science-fiction : ils vivent
une espèce de solitude poétique ou prophétique dans la
communauté humaine : chacun vit un épisode catastrophique
du destin de l’espèce humaine comme sa propre malédiction historique. "
Deux îles
Si pour Jacques Rivette nous sommes
tous des insulaires, ce n’est pas que nous soyons tous enclos dans l’espèce
humaine ; c’est parce que nous avons un jour découvert à
nos côtés une île (Madagascar), et qu’en faisant cette découverte
nous nous sommes nous-mêmes réveillés en insulaires (français
de France). Aussi, Rivette s’intéresse-t-il moins à l’espèce
qu’aux sociétés (secrètes de préférence,
puisqu’il nous faut les découvrir). Et puisqu’il faut une deuxième
île pour se découvrir soi-même insulaire, les îles,
dans ses films, vont au moins par deux : une maison et un appartement (Céline
et Julie), une maison et un théâtre (La Bande des quatre),
un appartement et un théâtre (L’Amour fou), une troupe de
théâtre et une autre troupe de théâtre (Out 1),
une maison et une autre maison (Hurlevent).
Très significativement,
L’Autre maison est le titre d’un roman d’Henry James qui a tenu une grande
place dans l’élaboration du scénario de Céline et Julie
vont en bateau. Dans ce roman, deux maisons se font face, séparées
par une rivière. Un drame horrible s’accomplira dans l’" autre
maison " (deux femmes s’affrontent pour l’amour d’un veuf qui, lié
par un vœu à sa femme défunte, ne peut se remarier du vivant de
sa fille Effie. Effie est finalement assassinée par une des deux femmes).
Pourtant, la quasi-totalité du roman de James, qui était à
l’origine une pièce de théâtre, se passe dans la maison
d’en face. Or cette maison, nous dit-on, se trouve " sur la rive destinée
à la vue – la vue pour laquelle Mrs Beever [sa propriétaire] entretenait
le respect approprié éveillé en nous, après le premier
élan créatif, par des mystères par nous-mêmes imaginés ".
Mais, ultime paradoxe, cette maison gracieusement offerte à la contemplation
de l’autre rive, n’offre rien d’autre à voir que l’écho répercuté
du drame qui se joue tout entier dans la maison d’en face. Ainsi la maison de
Mrs Beever est-elle destinée à la vue, mais à la façon
d’un miroir : en la regardant, c’est la maison d’en face, l’autre maison,
dont on aperçoit le reflet.
A partir de deux îles, la
fiction rivettienne s’ouvre deux voies non exclusives. La première est
la symétrie : c’est le " cristal " théâtre/réalité,
improvisation/préméditation souvent commenté, dans lequel
le principe de permutation énoncé plus haut risque de tourner
au jeu de miroirs mortifère. La seconde est l’archipel.
L’archipel et son cauchemar
Lorsqu’il réalise Jeanne
la Pucelle, Jacques Rivette ne filme pas seulement la guerrière et
la prisonnière. Il fait le portrait de Jeanne en navigatrice, et celui
de la France en archipel. Le royaume de Charles VII est en miettes. Le parcourir
revient à naviguer d’une enclave à l’autre : pour atteindre
le dauphin à Chinon, pour permettre son couronnement à Reims,
pour secourir Orléans, Jeanne vogue d’îles en îles, traversant
comme une mer de grands paysages calmes et vides, potentiellement hostiles.
L’archipel, dans les films de
Jacques Rivette, n’est pas seulement un fait géographique : il est
aussi un acte de montage (la dissémination des inserts redouble dans
Céline et Julie vont en bateau la manie qu’ont les héroïnes
de semer des objets autour d’elles : appelons cela la " politique
des petits cailloux " – petits cailloux qui se mettent à germer
et à croître en s’entrelaçant comme des haricots magiques)
et de mise en scène.
Jacques Rivette a confié
à Serge Daney sa répugnance à morceler les corps :
" Il y a beaucoup de cinéastes qui de façon consciente
ou inconsciente, fonctionnent sur cette idée du corps morcelé :
pas seulement le visage, ça peut être n’importe quelle partie du
corps mais il est évident que c’est le visage la partie privilégiée.
Et quand il m’arrive de regarder dans l’œilleton, j’ai toujours tendance, après
parfois je m’en veux, à reculer, parce que le visage tout seul… J’ai
envie de voir les mains, et si je vois les mains, j’ai quand même envie
de voir le corps. "
Haut, bas, fragile
Ce que Rivette décrit ici
est un choix qui précède le film, et dont l’objectif principal
semble devoir être de préserver l’unité du corps à
l’intérieur du cadre. Mais ce choix est décrit comme un mouvement
de caméra (donc participant déjà du film), dont le prolongement
fait apparaître un autre dessein : " Oui, j’ai toujours
envie de voir le corps dans son entier, et du coup également celui de
la personne dans le décor, face aux personnes par rapport auxquelles
ce corps agit, réagit, bouge, subit… "
Ce qui compte, au-delà
de l’unité du corps, c’est donc le mouvement par lequel un corps se trouve
inscrit dans un espace occupé par d’autres corps : la mise en relation
d’unités distinctes, l’advenue d’un archipel. Si Jacques Rivette est
le cinéaste du plan-séquence et du plan d’ensemble, c’est parce
qu’il lui faut satisfaire son désir de voir les intervalles entre les
corps. Et c’est pourquoi une île ne vaut pour lui que par la distance
qui la sépare d’autres îles. La leçon d’ethnologie
devient ainsi leçon de mise en scène. Deux scènes sont
exemplaires : celle où Jeanne est confrontée pour la première
fois à la cour de Charles VII (le roi anonyme parmi ses sujets, identifié
entre tous par la Pucelle : une île dans un archipel, accostée
sans l’ombre d’une hésitation) et celle du dancing dans Haut Bas Fragile
(variation dansée) où, tandis que la chanteuse Enzo Enzo chante
les " naufragés volontaires ", la caméra
explore le petit système planétaire formé par les couples
de danseurs, s’arrime à l’un puis à l’autre, feint d’ignorer le
couple Nathalie Richard/André Marcon, s’en écarte et le retrouve,
s’y arrime pour le deuxième couplet, l’isole des autres danseurs, puis
isole Nathalie Richard qui s’est déliée de son partenaire, enregistre
par une coupure dans le plan-séquence la blessure amoureuse qu’André
Marcon vient de lui infliger en accostant Marianne Denicourt à l’autre
bout du dancing, accompagne à travers le dancing son approche du nouveau
couple et sa révolution autour d’eux puis le départ des deux jeunes
femmes, le demi-tour imprévu de Nathalie Richard vers le dancing, sa
collision avec Bruno Todeschini qui filait Marianne Denicourt, son ultime révolution
autour d’André Marcon, et enfin son départ définitif, qui
laisse André Marcon tout à fait seul au moment où s’achève
la balade des naufragés volontaires.
Jeanne la Pucelle
Jeanne appartient à la
grande famille des navigateurs-voyageurs-promeneurs qui peuplaient déjà
les films de Rivette : Céline et Julie (vont en bateau),
Frédérique (Juliet Berto) et Colin (Jean-Pierre Léaud)
naviguant dans l’archipel des Treize (Out 1), Maria Schneider et Joe
Dallesandro (débarqués à Roissy et rapidement embarqués
dans un jeu de piste : Merry-go-round) et surtout Baptiste (Pascale
Ogier) dans Le Pont du Nord, jeune fille chimérique portant habit
d’homme, montée sur un fier destrier, mue par des rêves de chevalerie,
et celle dont les prisons successives déterminent les batailles :
Suzanne Simonin, la religieuse.
Comme Gulliver, Suzanne visite
principalement deux îles (le couvent du refoulement et le couvent de la
débauche) dont elle étudie et subit comme lui les mœurs locales,
mais auxquelles elle refuse de se conformer. Ces deux îles apparemment
à l’opposé l’une de l’autre (comme l’étaient Liliput et
Brobdingnag) sont en réalité les deux effets d’une même
contrainte. Après son évasion, Suzanne fait de rapides séjours
dans quelques îles de second ordre sans jamais y trouver le repos (Gulliver
allait ensuite à Laputa, Balnibarbi, Luggnagg…), jusqu’à cette
maison des masques, lieu de débauche où elle décidera de
se donner la mort en sautant par la fenêtre. " Et telle que
serait la folie d’un homme qui, ne sachant ce que c’est que la navigation, se
mettrait sur mer sans pilote, telle est la folie d’une créature qui embrasse
la vie religieuse sans avoir la volonté de Dieu pour son guide. "
Les couvents forment-ils un archipel ?
L’archidiacre qui s’est pris de pitié pour Suzanne Simonin, mais qui
tient avant tout à la préservation de l’ordre, voudrait nous le
faire croire : " L’Eglise, par la diversité providentielle
de ses maisons religieuses, permet à chacun de réaliser sa vocation
particulière. Il y a place pour tous dans ce grand corps. "
L’enfer rivettien, c’est cet archipel mensonger : l’apparence d’une " diversité providentielle "
quand il n’y a pour Suzanne qu’un même " grand corps "
doctrinal.
Mal organique, mal idéologique
Ce cauchemar est à peu
près celui de John Carpenter. Le mal, dans ses films, est à la
fois discontinu dans son incarnation et indivisible dans son essence, à
la fois organique et idéologique. La présence quasi systématique
des églises dans les films de Carpenter est significative. Dans Le
Prince des ténèbres, comme dans Vampires, la contamination
des corps est aussi un processus de conversion. Le jet liquide du Prince
des ténèbres est un prêche ; c’est par la bouche
qu’il pénètre les corps (on boit littéralement sa parole)
et c’est de bouche à bouche que se transmet son " message ".
Dans Vampires, c’est un prêtre qui engendre le vampirisme. Affranchis
de leur maître, les vampires se trouvent déliés de leur
origine. Ils n’incarnent plus le mal mais un peuple malheureux. Le couple survivant
à la fin du film donne une nouvelle version d’Adam et Eve chassés
du Paradis. Dans They live, le processus de colonisation n’est qu’un
autre mode de contamination idéologique : les colons s’installent
sur une terre étrangère pour exploiter ses richesses et diffuser
leur propre culture ; le culte auquel sont convertis les colonisés
est le libéralisme sauvage.
L’organicité idéologique
est figurée par un double lien : le lien du sang et la radiodiffusion.
Pour démasquer la créature
qui se cache en l’un d’eux, le héros de The Thing prélève
quelques gouttes de sang à chacun de ses compagnons, et plonge dans chaque
petite coupelle de sang une aiguille préalablement chauffée, sachant
qu’indirectement il porte ainsi le fer dans le corps même de la créature.
Les membres épars du corps discontinu sont donc irrigués par le
même sang, et soudés par un unique instinct de conservation.
Dans Assaut, on n’est pas
seulement frappé par l’indifférenciation des assaillants mais
par leur indifférence à l’égard d’eux-mêmes :
ils ne cherchent pas à se protéger individuellement, ils s’exposent
avec une inquiétante bonne grâce aux balles de leurs adversaires.
Cette indifférence dit la même chose que l’angoisse de préservation
globale de la créature de The Thing. Elle caractérise le
comportement des oiseaux d’Hitchcock et des morts-vivants de Romero, dont la
conscience collective, la conscience d’espèce est aussi une insconscience
de soi. Cette sorte d’unité est consacrée par un geste qui rejoint
très précisément celui de MacReady dans The Thing :
le mélange de leur sang par les trois chefs de bandes (un noir, un blanc,
un porto-ricain) au début du film. On trouve une variante encore de cette
solidarité de sang dans Fog : le brouillard est la substance
unifiante de l’équipage de l’Elizabeth Dane, mais la solidarité
de l’équipage avec le bateau est autre : lorsqu’un débris
du bateau trouvé sur la plage se remet soudain à suinter, on comprend
que l’unité organique excède les corps de l’équipage pour
englober le navire lui-même. Quand l’équipage " reprend
vie " pour assouvir sa vengeance, c’est en même temps le bois
qui se remet à saigner.
Dans les films de Carpenter le
lien mental fait un réseau des organes séparés : il
lie les enfants du Village, conditionne les mères porteuses en
les dissuadant d’avorter, associe le vampire et sa victime au cours de sa " mue "
(Vampires), détraque les appareils électriques au moment
où la vengeance des marins de Fog s’enclenche. Quand la créature
est, comme dans They live, le corps social, c’est la télévision
qui assure le conditionnement des individus en s’instituant " pensée
unique ". Dès le début du film Carpenter dispose sur
la route de son personnage, un homme en arrêt devant des télévisions
exposées dans une vitrine, diffusant ce qui ressemble à une version
publicitaire du mythe américain : nous y voyons le mont Rushmore
(ou la monumentalisation de l’histoire) ; un aigle (symbole d’impérialisme) ;
une danse d’indiens (folklore masquant la réalité d’un massacre) ;
un homme sur un cheval dans un rodéo et un enfant monté sur
un poney (autres images d’un folklore blanc, inquiétantes cette fois
parce que leur juxtaposition suggère une contagion : cet enfant
fait peur comme font peur les enfants du Village) ; de jeunes basketteurs
qui se tapent dans la main au ralenti (le sport populaire et sa récupération
propagandiste : " les battants ").
" Renouer les liens
du sang "
Lien du sang et télépathie
ne sont pas moins importants dans les films de Jacques Rivette. " Il
faut renouer les liens du sang " est le leitmotiv d’un des " morts-vivants "
de Céline et Julie vont en bateau, dont l’angoissante promesse
d’éternité (celle des spectres, et celle du film, par retournement
et permutation) est concrétisée par le " lien du sang "
noué entre " l’île des morts " et le territoire
des vivantes. Transmission de pensée, voyance, prémonition, impression
de déjà vu sont le lot commun des personnages rivettiens. Pour
Carpenter comme pour Rivette, lien du sang et lien mental sont associés
au péril de l’indivision. Mais tandis que Carpenter filme le péril
au moment de son actualisation, impliquant une prise de conscience de la part
d’individus menacés en tant que représentants de l’espèce
humaine, Rivette dans Céline et Julie vont en bateau se maintient
au stade du soupçon. L’univers de Céline/Julie ressemble à
un objet transitionnel. " On peut dire à propos de l’objet
transitionnel qu’il y a là un accord entre nous et le bébé
comme quoi nous ne poserons jamais la question : Cette chose, l’as-tu conçue
ou t’a-t-elle été présentée du dehors ? L’important
est qu’aucune prise de décision n’est attendue sur ce point. La question
elle-même n’a pas à être formulée. "
Dans le film, la question affleure,
mais la réponse est toujours différée. Un double péril
d’indivision continue donc de peser sur les personnages : l’effondrement
du Moi ou sa toute-puissance.
Chez Carpenter, pour lutter contre
l’extension du " grand corps ", les humains peuvent tenter
à leur tour de se constituer en réseau. Ils vont s’efforcer " d’émettre ",
de diffuser (émissions pirates diffusées par les résistants
de They live, vidéo-rêves envoyés du futur aux scientifiques
du Prince des ténèbres). C’est ce qu’a compris la
gardienne du phare qui, dans Fog, et même lorsqu’elle sait son
fils en danger, reste à son micro pour maintenir coûte que coûte
un lien vocal, opposer à la nappe de brouillard meurtrière le
timbre d’une " voix humaine ". Les résistants de
They live émettent depuis un bidonville en bordure de Los Angeles,
la gardienne de Fog depuis un phare au bord de la mer. La question de
l’île va donc se poser en termes nouveaux : le " grand
corps " contre la " station périphérique ",
l’île dans son rapport au continent.
Au bord et au-delà
"… et qu’importe aux autres
le nom de la ville future, ils y recherchent aussitôt leur petite maison,
non celle-là au milieu des autres, mais celle-ci, parmi les arbres, à
l’écart… "
Jacques Rivette, critique d’Un
été prodigieux, de Boris Barnet
" Prenez vingt-cinq
amas de cendre disséminés çà et là sur un
terrain vague de banlieue, prêtez à quelques-uns d’entre eux des
proportions de montagne et faites du terrain vague une mer, vous aurez alors
une juste idée de l’aspect général des Encantadas ou Îles
Enchantées. Un archipel de volcans éteints plutôt que d’îles,
évoquant assez bien l’image que ce monde pourrait offrir après
une conflagration punitive. "
Herman Melville, Les îles
enchantées
La métaphore la plus immédiate
de l’île rend uniquement compte de la configuration terre/mer : la
terre au centre, la mer autour. Toute mise en jeu d’une relation entre un centre
et sa périphérie est alors justiciable d’une lecture insulaire.
Le commissariat d’Assaut, devenu le centre d’une circonférence
hostile, correspond à cette vision de l’île, de même que
l’église du Prince des ténèbres, qui à l’état
de siège (résistance opposée de l’intérieur à
des forces centripètes) associe l’image du noyau en train de germer (pression
de forces centrifuges exercées depuis le " ventre "
de l’église par le mouvement giratoire du liquide vert) et celle de l’aimant
(les clochards schizophrènes sont attirés autour de l’église
comme des papillons de nuit par la lumière – le container s’institue
comme centre en tant qu’il réorganise le monde autour de lui).
Si par contre on considère
l’île dans son rapport au continent, ce qui prime est l’excentrement.
La clôture de l’île compte moins alors que sa situation géographique,
c’est-à-dire : " à côté ".
C’est très précisément le statut de Los Angeles dans Los
Angeles 2013, dont le prologue nous explique qu’un séisme l’a séparée
du reste des Etats-Unis. Comparée par un président-prêcheur
à Sodome et Gomorrhe, Los Angeles est devenue l’île des réprouvés,
en marge d’un continent totalitaire : non pas un centre mais un territoire
renié, abandonné (comme avait dû l’être l’île
des lépreux, dans Fog).
En tant qu’espace clos, l’île
est constituée par les lignes de force qui tracent ses contours
(difficulté d’entrer : Céline et Julie ; difficulté
de sortir : Suzanne Simonin, la religieuse), par sa " vocation "
particulière (théâtrale, religieuse…), par son hétérogénéité
à l’intérieur du film (qui met en jeu aussi bien la lumière
que l’interprétation ou le montage), et par la constitution d’un milieu
" isolant ". Or ce milieu, dans les films de Rivette et
Carpenter, n’est jamais recomposé autour de l’île. Au contraire,
c’est lui qui emporte l’île dans son propre décentrement. La banlieue
résidentielle (La Bande des quatre, Céline et Julie
vont en bateau), la platitude quadrillée de la zone urbaine américaine
(Assaut, Le Prince des ténèbres), le terrain " vague "
(Le Pont du Nord), le bidonville (They live), l’Antarctique (" au
bout du monde "), un bord de mer (Out 1), le désert
(Vampires) installent l’île au bord – en marge d’un centre dont
l’existence d’ailleurs pas toujours assurée.
Les films de Carpenter et Rivette
sont caractérisés par de brusques mouvements de décentrement :
la séquence nocturne d’Halloween où Donald Pleasence se
rend jusqu’à l’asile où se trouve Michael Myers en donne l’exemple
le plus saisissant. La voiture s’écarte résolument du monde de
la raison. L’asile n’est pas un lieu de confinement des consciences vacillantes ;
il est le bord où s’émousse, s’obscurcit et se tait l’humain :
lieu d’errance dévolu aux fantômes, et au-delà duquel se
tient Michael Myers, détaché de l’affect comme Los Angeles
l’était du continent américain. De son côté, Jacques
Rivette décrit Le Pont du Nord comme un film qui part de quartiers
conventionnels (l’Arc de Triomphe) pour se diriger peu à peu vers des
quartiers plus périphériques ou en voie de disparition. Un même
mouvement conduit Out 1 aux portes de Paris, et au-delà, " hors
les murs ", dans une maison au bord de la mer qui s’affirme peu à
peu comme le dénominateur commun des Treize : un point de convergence
qui est aussi un bord et même un dehors (out). Croyant atterrir
dans des conduits souterrains, les deux rebelles de They live découvrent
qu’ils se trouvent dans un vaisseau spatial au milieu de l’espace (" outer
space "), puis en sortant se retrouvent sur le toit d’un immeuble.
L’église dont l’écrivain Sutter Cane a, suivant l’exemple
du prince des ténèbres, fait sa demeure, dans L’Antre de la
folie, se trouve en marge d’une ville qui ne se trouve elle-même nulle
part. Avec constance (et bien avant Scream), Jacques Rivette utilise
le téléphone pour produire de troublants effets de délocalisation
sonore (dans Céline et Julie vont en bateau, Out 1 et Secret
défense, la voix du téléphone est en réalité
une voix hors champ).
La navigation, chez Rivette, risque
à maintes reprises de se transformer en dérive. Dans les films
de Carpenter on ne rencontre qu’exilés (l’extraterrestre de Starman ;
la mère et l’enfant à la fin du Village des damnés ;
les déportés de Los Angeles 2013 ; le chômeur
d’Invasion Los Angeles, exilé économique) et apatrides
(le couple déchu de Vampires ; Jamie Lee Curtis dans Fog,
auto-stoppeuse sans attaches, persuadée elle aussi qu’une malédiction
pèse sur elle).
Le monde est pris dans un état
de fatigue. Les édifices et les institutions sont usés :
le commissariat d’Assaut va fermer, l’église du Prince des
ténèbres n’est plus guère fréquentée
par les fidèles, celle du Village des damnés se dépeuple
à mesure que grandissent les enfants ; les vampires évoluent
dans le décor hors d’âge d’une ville fantôme de western.
Il y a chez Carpenter une mélancolie du terrain vague, une rêverie
de la marée basse. Le monde est usé, mais de cette usure il tire
aussi sa force. Le prisonnier, l’employée du commissariat d’Assaut
semblent puiser leurs forces dans leur état de fatigue. Dans Le Village
des damnés, ce sont encore la fatigue et la tristesse qui suscitent
dans l’esprit de Christopher Reeves l’image puissante d’une vague qui pourra
lui servir de rempart.
On trouve parfois, chez Rivette,
une semblable rêverie. D’abord, parce que la marée basse est le
moment où des galets et des coquillages aux formes étranges, polis
par le remous, s’échouent sur la plage, le moment aussi où l’eau
se trouve piégée dans des cavités rocheuses, y créant
un micro-milieu, un vase clos (la chambre de L’Amour par terre où
se promène un crabe, la maison de Céline et Julie vont en bateau,
sont en ce sens des objets de marée basse). Ensuite, parce que la
marée basse est un retrait. Les utopistes se sont mis en sommeil (Out
1), le militantisme des années soixante-dix, la lutte politique ont
mal tourné et laissent un goût amer (Le Pont du Nord, La
Bande des quatre).
Rivette décrit les personnages
d’Out 1 comme des " marginaux du centre ", formule
qui est à rapprocher de celle de Thomas (l’imposteur) La Bande des
quatre : " Je ne suis pas pour, je ne suis pas contre :
je suis à côté " ; un des grands ressorts
dramatiques, dans ses films, consiste en la défection brutale d’un personnage-pilier :
Bulle Ogier quitte la troupe de Jean-Pierre Kalfon dans L’Amour fou,
Lili abandonne la sienne dans Out 1, Constance Dumas laisse ses élèves
seuls et désemparés dans La Bande des quatre.
Idéologiquement opaque,
imprévisible, le personnage rivettien est à l’image de l’espace
recomposé par la double perspective insulaire (centrement/dérive) :
sens dessus dessous, le centre au-dehors et le dehors au-dedans (le bruit de
la mer se fait entendre à l’intérieur des maisons – Out 1,
L’Amour par terre – tandis qu’ailleurs des personnages se retrouvent
" enfermés dehors " ).
Quel est ce monde ? Nicolas
de Cues, au quinzième siècle, définissait Dieu comme " un
cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part ".
Il pourrait y avoir, dans les films de Rivette, un Dieu caché qui serait
alors " un cercle dont le centre est nulle part et la circonférence
partout ". Nous sommes tous des insulaires, mais notre île est
la périphérie d’un centre manquant. Dans le cas de John Carpenter,
ce n’est pas Dieu qui a disparu, c’est nous qui sommes tombés, et condamnés
à errer dans la périphérie douloureuse du Paradis perdu.
Filmographies :
John Carpenter
Dark Star, 1974
Assaut (Assault on Precinct 13),
1976
La Nuit des masques (Halloween),
1978
Le Roman d’Elvis (Elvis, the movie),
1978
Fog (The Fog), 1979
New York 1997 (Escape from New
York), 1980
The Thing, 1982
Christine, 1983
Starman, 1984
Les Aventures de Jack Burton dans
les griffes du mandarin (Big trouble in little China), 1986
Prince des ténèbres
(Prince of darkness), 1987
Invasion Los Angeles (They Live),
1989
Les Aventures d’un homme invisible
(Memoirs of an Invisible Man), 1992
L’Antre de la folie (In the Mouth
of Madness), 1994
Le Village des damnés (Village
of the damned), 1995
Los Angeles 2013 (Escape from
LA), 1996
Vampires, 1998
Ghosts of Mars, 2001
Jacques Rivette
Paris nous appartient, 1960
La Religieuse, 1966
L’Amour fou, 1968
Out 1 (Noli me tangere), 1970
Out 1 (Spectre), 1972
Céline et Julie vont en
bateau, 1974
Duelle, 1976
Noroît, 1976
Le Pont du Nord, 1981
Merry go round, 1983
L’Amour par terre, 1984
Hurlevent, 1985
La Bande des quatre, 1988
La Belle Noiseuse, 1991
Jeanne la Pucelle, 1994
Haut bas fragile, 1995
Secret défense, 1998
Va savoir, 2001