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Festen
représente sans doute la réussite
majeure du groupe de cinéastes danois qui s'est fait connaître
du grand public par une marque de fabrique nommée "Dogma",
sorte de charte à laquelle adhèrent les artistes et
qui stipule entre autres que les films doivent être faits sans
truquage et caméra à l'épaule. Certes, sauf la
systématicité, il n'y a là rien de bien nouveau,
et on soupçonnera avec raison dans cette démonstration
une volonté d'attirer à priori l'attention sur des œuvres
qui, étant danoises, partent avec un handicap certain dans
la production cinématographique internationale…
Mais Festen va
bien au-delà du Dogme et de ces considérations. La
forme, ici, épouse pleinement le propos, ou plutôt
elle en est l'expression même, comme on le verra. Formellement,
Festen est un film singulier : huis clos, donc unité
de lieu - et unité de temps (une soirée). Les figurants,
nombreux à cette fête de famille qui est l'objet du
cinéaste, ne savaient pas avant de jouer l'histoire du film
dans lequel ils figuraient, et le tout a été tourné
en une journée, sans prises doubles. On mettra ceci au crédit
de l'intention du réalisateur de capter l'émotion
pure, spontanée. Néanmoins, ce qui peut sembler un
tour de force formel quasiment gratuit est ici rigoureusement commandé
par l'enjeu du film, comme nous allons tenter de le montrer.
Apparemment simple
et linéaire comme une tragédie classique dont il respecte
la règle des trois unités, ce film se construit néanmoins
sur une organisation souterraine et subtile des temps et des espaces.
On résumera d'abord l'argument : une grande famille danoise,
riche et propriétaire d'un hôtel-restaurant, fête
les soixante ans du père. S'y rendent pour une nuit, outre
les affiliés et les amis, les trois enfants du père
et de la mère : Hélène, la sœur intellectuelle
et socialiste, Michaël, le cadet, restaurateur à Copenhague,
avec femme et enfants, et Christian, l'aîné, jumeau
d'une sœur qui vient de se suicider quelques mois avant. Restaurateur
qui réussit, mais à Paris, il est venu exprès
au Danemark pour la circonstance. Au cours de cette fête,
il va déclarer à l'assemblée qu'il a été
régulièrement violé par son père, en
compagnie de sa sœur jumelle Linda, laquelle, adulte, n'aura pu
supporter la trace d'un tel crime. Le film montre les résistances
prolongées et de plus en plus dramatiques à cette
déclaration, jusqu'à l'acceptation finale de la vérité
et l'exclusion du père violeur.
Toutefois, on raterait
l'essentiel en voyant dans ce film uniquement une dénonciation
de la violence intra-familiale et de sa dénégation
prolongée. Ce qu'il met en scène, c'est avant tout
les voies tortueuses de la vérité et de la transmission.
Pour le montrer, soyons attentifs au déroulement du film
dans son détail.
Tout d'abord, l'unité
de temps et de lieu est au sens propre mise en scène - elle
est une scène, elle se soutient d'un ailleurs et d'autres
temps. Concrètement, lorsque le film commence et que Christian
arrive à pied sur une route déserte pour se rendre
à la demeure familiale, nous avons l'indication de l'espace
extérieur, le monde ordinaire, le dehors de la famille, que
Christian quitte. Il parle au téléphone portable avec
une amie à Paris, autrement dit avec cet extérieur,
hors champ radical. La scène indique qu'il le délaisse
momentanément : c'est le seul coup de fil qu'il donnera.
Donc, le film commence par cette coupure avec l'espace qu'on dira,
après Hannah Arendt, "public" - par opposition à l'espace
privé ou intime de la famille. Ce n'est donc pas un hasard
si, sur cette route, la seule personne que Christian rencontre est
son frère Michaël, et si un peu plus tard toutes les
voitures qui s'y engagent sont celles des invités de la fête
: dès cette route, nous avons quitté l'espace public.
Mais le temps est,
lui, plus complexe : on apprend en entrant dans le film qu'il y
a eu récemment un enterrement, celui de la sœur jumelle de
Christian; que Michaël n'y est pas venu - autrement dit, que
cette réunion de famille est la première qui réunit
toute la famille depuis la mort de la sœur Linda. Plus tard,
on comprendra que cette mort fut un suicide.
Ainsi, la scène
unique de Festen, cette fête de famille à la
durée resserrée, a en réalité une temporalité
plus complexe puisqu'elle redouble une autre scène de famille,
celle de l'enterrement - et qu'au fond, elle ne se comprendra qu'en
rapport avec celle-ci. Donc l'exclusion du Dehors, par laquelle
commence le film avec la scène de la route, se double d'une
temporalité dans laquelle le présent - l'anniversaire
- s'avère l'envers ou le double d'un Passé qui précède
le film (l'enterrement).
On le comprend mieux
lorsqu'on voit les scènes d'installation à l'hôtel,
filmées en parallèle pour les trois frères
et soeurs. Hélène se loge dans la chambre qu'occupait
sa soeur - on comprend à la voir que celle-ci s'est suicidée
dans la salle de bains. Faisant découvrir les meubles, Hélène
cherche quelque chose - elle cherche les traces de cette pratique
rituelle des suicidés : la lettre d'adieu - et elle la cherche
selon les modalités d'un ancien jeu que les enfants de la
maison avaient l'habitude de pratiquer, un jeu de piste à
la manière des scouts. Elle finit par trouver cette lettre
dans le lustre, et finalement la cache et affirme au seul témoin,
le réceptionniste, qu'elle n'a jamais existé. D'emblée,
on comprend donc que la vérité sur la mort de la sœur
met en question quelque chose d'essentiel chez Hélène,
et on se doute que cela doit se rapporter à l'image de sa
famille; quoi qu'il en soit, cette découverte de la trace
écrite donne sa pleine dimension à ce qui va se passer
: la sœur laisse la vérité par écrit ;
le frère jumeau, lui, devra la défendre par oral.
Son discours au dîner poursuit en quelque sorte la phrase
de la morte, cet écrit que nul n'a lu, sinon une femme qui
ne veut pas l'entendre. Et il est en quelque sorte logique que ce
soit cette lettre qui donne in extremis la victoire - la reconnaissance
- à Christian, puisque sa sœur Hélène finira
par se décider à la lire en public, et que nous découvrirons
son contenu, qui est - mais nous le savions déjà -
ce que voulait dire Christian. Post-mortem, il y va de la
complicité ou du lien des jumeaux, puisque la parole morte
(écrite) de l'un a besoin de la parole vive de l'autre pour
être entendue, mais lui donne en retour la force d'être
reconnue. Ce que réussit Christian, en parlant ainsi, c'est
donc - outre la dimension de justice rendue à sa sœur - de
retrouver sa sœur, dont on aura appris entre-temps qu'à la
fin il était incapable de communiquer avec elle, étant
constamment à Paris et ne l'appelant plus au téléphone.
D'où cette scène où, après tous ses
efforts récompensés, Christian s'évanouit et
enlace sa sœur en rêve : retrouvailles des jumeaux, bouclage
de la boucle, puisque la lettre - on le saura à la fin lorsque
Hélène la lira - lui était essentiellement
adressée, tandis que lui, au cours du repas, aura parlé
pour elle.
On voit donc que la
structure de cette parole de vérité est plus complexe
qu'il n'y paraît - elle est, au moins double, avec le temps
de l'enterrement et le temps de la fête, le discours de Christian
et la lettre de sa sœur morte… Ce qui nous invite à regarder
plus précisément aussi cet espace de la fête
où évolue le drame en huis clos. Car, à l'examen,
cet espace est loin d'être unique : il y a la salle à
manger, où se passe l'intrigue en quelque sorte exotérique,
qui implique les invités qui sont tous des pairs puisque
ce sont tous apparemment des nantis; il y a le dehors, la route
d'où arrive Christian, et puis la forêt alentour où,
au paroxysme de la volonté de ne pas entendre, son frère
et quelques invités iront enchaîner Christian à
un arbre; il y a les chambres, où l'on découvre la
vie intime des trois frères et soeurs; enfin, il y a les
cuisines et les dépendances. Celles-ci sont fondamentales
parce que c'est grâce à la complicité de son
ami d'enfance chef cuisinier, à une servante amoureuse de
lui et à l'ensemble du personnel qui est solidaire, que Christian
va pouvoir aller jusqu'au bout de sa révélation, puisque,
après son premier discours, entendu en cuisine grâce
aux haut-parleurs, le personnel décide de séquestrer
les invités en subtilisant leurs clés de voiture.
A chaque moment important, Christian est soutenu par le personnel;
sans eux, il serait parti après son premier discours que
nul n'a voulu entendre, se serait peut-être même excusé
d'avoir un peu déliré. La serveuse (Pia) qui l'aime
lui remet la lettre de sa sœur jumelle qu'elle a trouvée
par hasard dans les affaires d'Hélène. Autrement dit,
la parole vraie de Christian ne peut être entendue que grâce
à la complicité avec le groupe social inférieur,
et finalement, avec la connivence des deux espaces (salle à
manger, cuisine). C'est pourquoi, à la fin, Christian peut
s'unir avec Pia, à laquelle il propose de le suivre à
Paris : la mise au jour de la vérité implique aussi
le franchissement des barrières sociales, parce que cette
vérité n'a pu venir au jour qu'avec la transgression
de telles barrières, c'est-à-dire la complicité
objective entre Christian et les domestiques - le chef cuisinier,
son ami d'enfance, ayant toujours été au courant de
cette vérité. On notera par ailleurs que les deux
figures principales de cette alliance, le cuisinier Kim et le musicien
Gbartokai, sont en quelque sorte les instances viriles que Christian
(que l'on sait mal à l'aise avec les femmes, et peu à
l'aise en général) voudrait intérioriser depuis
le début, et que son père, déviant, n'a su
lui présenter. Ils sont, comme dirait Mélanie Klein,
les bons pères, les pères élus, le père
réel ayant été la perversion de la virilité.
Le film peut alors
se lire comme une interrogation sur les alliances. A la puissance
de la lignée, qui fait que ses frères et sœurs et
sa mère se braquent jusqu'au bout contre lui et contre la
vérité, s'oppose la force de l'alliance que trouve
l'individu ; ici, alliance avec ceux d'un autre espace - aussi bien
social que géographique. L'ami de la sœur Hélène,
un musicien noir au nom exotique, intervient en effet à la
moitié du film et subit d'entrée de jeu le racisme
de Michaël qui, ne sachant pas qui il est, veut l'exclure.
Représentant de cet autre ailleurs, il prend d'entrée
de jeu (et c'est le seul parmi les invités) fait et cause
pour Christian, sans mettre une seule seconde en doute que celui-ci
dit la vérité. Chercher des alliances revient à
modifier en quelque sorte l'espace; et dans cette modification seulement,
la vérité peut trouver une arme. Au demeurant, le
rapport de l'alliance et de l'espace est montré dès
le départ, avec les signes de jeu de piste disposés
dans la salle de bains de la suicidée : un jeu de piste,
cela implique à la fois une intimité privilégiée
(il faut quelqu'un qui sache lire et repérer les signes)
et une réorganisation de l'espace (les proximités
et les chemins habituels sont rompus). Cette force de Christian,
conquise par des alliances qui modifient l'espace, elle se ressource
donc dans ce qui était montré de l'enfance, à
savoir les jeux de pistes.
La main, organe de
l'alliance (serrons-nous la main, etc.) bénéficie
alors d'un traitement visuel privilégié. Christian
parlant à son père présente le symptôme
de s'essuyer frénétiquement (et symboliquement, bien
sûr) les mains. Cette figure se retrouve d'ailleurs dans le
personnage que joue Jamie Lee Curtis dans Dolorès Clairbone,
qui ne cesse de se passer une crème protectrice sur les mains,
et qui a été - sans se le rappeler - victime d'un
inceste analogue. Mais la main, ici, c'est aussi celle d'Hélène
qui enfouit frénétiquement la lettre de la sœur dans
le tube d'aspirine, et celle de Pia - main de l'alliance - qui la
retrouve en y cherchant des cachets.
La problématique
cinématographique du lieu ne s'arrête pas là.
Dans une scène hallucinante, Michaël, aidé de
deux invités, exclut Christian de l'auberge et ferme la porte;
celui-ci se lève et revient. Alors ils le reprennent de force,
le tabassent et l'emmènent dans la forêt pour le ligoter
à demi-inconscient à un arbre. La structure de l'espace,
ici, clivé entre dehors et dedans, forêt nocturne et
intérieur éclairé, met en scène une
dramaturgie de la vérité : on la chasse, et elle force
le passage de nouveau ; elle ne cesse, en la personne de Christian,
de vouloir revenir, en y mettant de moins en moins les formes et
en appelant une réponse de plus en plus violente. On ne saurait
méconnaître le caractère mythique, sinon christique,
de cette scène où Christian se fait attacher à
son arbre. Le caractère sacrificiel y éclate : l'individu
est exclu et presque physiquement éliminé pour que
la concorde familiale subsiste; et à cette scène de
quasi-sacrifice s'opposera, le lendemain, au petit déjeuner,
l'exclusion du père, qui ressemble à une auto-exclusion,
à ceci près que le même Michaël, qui fut
proche ici de sacrifier son frère, lui intimera de presser
son départ. Comme le Christ, Christian (et on comprend qu'il
ne porte pas ce prénom par hasard) est la vérité
- et "j'étais la vérité et vous ne m'avez pas
reconnu". La référence à la figure du Christ
n'est d'ailleurs pas fortuite puisque de manière générale
le drame se passe au cours d'un repas rassemblant toutes la famille
et les alliés – or, dans l'iconographie occidentale, le repas
de famille renvoie à la Cène, avec à la fois
la présence du Christ-vérité et l'affrontement
latent entre les commensaux ("l'un de vous me trahira…"). Par ailleurs,
cette Cène de Festen n'est pas sans évoquer
le repas orgiaque au cours duquel, selon Freud dans Totem et
tabou, les frères de la horde primitive ont mangé
le père après l'avoir mis à mort - ce père
tout-puissant et abusif -, repas dont la Cène, précisément,
est censée constituer un symptôme pour le christianisme.
Une fois posée
cette problématique de l'alliance et du lieu on comprend
mieux les scènes énigmatiques du début, et
plus généralement tout ce qui se joue avec la domestique
Pia dans son rapport avec Christian. Tout d'abord, c'est l'une des
deux alliées principales (avec le cuisinier), puisque c'est
elle qui trouvera la lettre de la sœur défunte. Ensuite,
c'est avec elle que Christian trouve son identité d'homme,
puisqu'il surmonte son incapacité à fixer une femme.
Il lui propose, à la fin du film, de partir avec lui à
Paris : ayant fait la lumière sur la vérité,
et réglé son compte avec son père, il peut
se reconnaître un destin d'homme adulte. Si, avant la cérémonie
d'anniversaire, il se retrouve avec Pia dans sa chambre et, malgré
son désir à elle, ne lui fait pas l'amour, après
le repas et l'acceptation générale de la vérité,
il la retrouve et peut coucher avec elle : nous voyons bien là
comment la réconciliation avec la vérité lui
donne accès à son désir. Mais ceci ne va pas
sans une structure complexe qui entremêle Pia et Linda, la
jumelle morte. Celle-ci est montrée dans la scène
parallèle où, d'un côté, Hélène,
dans la chambre de Linda, cherche - à partir de la baignoire
- et trouve la lettre-testament, tandis que, de l'autre côté,
Pia, dans la chambre de Christian, prend un bain. La caméra
effectue une plongée très serrée sur son visage
qui disparaît dans l'eau, tandis qu'entre-temps nous apprenons
que Linda s'est noyée dans la baignoire, et les plans parallèles
nous montrent Hélène mettant la main sur la lettre.
Cet entrelacement de scènes nous montre que Pia, à
partir de là, est en quelque sorte la représentante
de la soeur morte : elle sort de la baignoire alors que Linda y
est restée, mais elle a effectué, allusivement, le
même parcours. C'est pourquoi, si, lors de la fête,
Christian doit établir la vérité au nom de
Linda qui est morte des suites de l'inceste, Pia sera sa principale
alliée puisqu'elle tient lieu, en quelque sorte, de Linda.
D'où cette scène, vers la fin, après que la
vérité ait été acceptée, où
Christian entrevoit en rêve Linda, la prend dans ses bras,
tandis qu'il est en même temps avec Pia et qu'on devine qu'il
a, ou qu’il va coucher avec elle. En quelque sorte, Linda prend
ici congé de lui, et dans cet enlacement fraternel le laisse
aller avec Pia qui, désormais, existe pour elle-même.
Le trouble de Christian
vient sans doute aussi d'une sorte d'indifférenciation entre
lui et sa soeurs : jumeaux, ils étaient violés ensemble
par un père qui tirait au sort la victime du jour; et si
Linda se suicide, Christian porte la culpabilité de n'être
pas mort lui aussi, car au fond il aurait pu tout aussi bien se
donner la mort comme elle, ayant de son côté les mêmes
raisons. Donc, la thématique du "à sa place" commande
la structure de ces rapports : Christian supporte de survivre à
la place de Linda, Pia va le soutenir en prenant, elle aussi, pour
un temps, la place de Linda, la place de celle qui veut faire retentir
une parole de vérité.
Les rapports de Christian
avec Pia sont toujours montrés en contrepoint de ceux des
autres frères et soeurs au sexe opposé, et on voit
ici comment le film prend, en quelque sorte, l'envergure d'un roman
familial. Les trois enfants ont eu des destins très différents,
réagissant chacun à la perversion du père comme
on pouvait l'imaginer. Christian, on le sait, n'a pas supporté
de vivre dans son pays. Hélène, elle aussi, a choisi
les marges : elle est visiblement intellectuelle de gauche (elle
a fait de l'anthropologie, elle est au P.S.), elle s'intéresse
à des cultures différentes, elle voyage, son compagnon
est un artiste noir - autrement dit, elle a pris le contre-pied
des valeurs familiales. Jusqu'au point où, néanmoins,
apprenant la vérité par la lettre, elle ne peut se
résoudre à ce que cela soit su et préfère
protéger l'image de sa famille… Michaël enfin forme
un contraste avec Christian : bagarreur, raciste, arrogant, il est
presque puérilement attaché à sa famille puisque,
croisant Christian sur la route, il le fait monter dans sa voiture
et expulse femme et enfants qui n'ont plus qu'à faire le
chemin à pied… Dans la problématique de l'alliance,
il s'oppose à son frère, puisque cette exclusion montre
qu'il est incapable d'alliance, qu'il met sa lignée familiale
en rivalité avec son alliance et préfère celle-là
à celle-ci. Or, au contraire, à la fin du film, en
emmenant Pia, Christian accède à une authentique faculté
d'alliance.
Plus précisément,
seul parmi sa génération, Michaël a repris l'identification
au père : il fait de la restauration au Danemark, il a trois
enfants (le père en a eu deux et une paire de jumeaux), enfin
et surtout ses rapports sexuels ne se conçoivent que dans
la violence et dans l'humiliation. On le sent déjà
avec sa femme, dans cette scène de la voiture, puis dans
ses rapports conjugaux avec elle dans la chambre, où l'amour
est une continuation de l'affrontement domestique par d'autres moyens.
On le perçoit surtout dans la relation nouée avec
une serveuse nommée Michelle, à laquelle malgré
sa demande il n'adresse longtemps pas la parole, jusqu'à
ce que celle-ci le prenne à partie. L'an dernier, il a eu
une liaison avec elle, puis l'a plaquée, l'a laissée
enceinte et ne lui a pas donné de nouvelles. Apprenant cela
le jour de l'anniversaire, il lui donne de l'argent, puis finit
par la frapper et par la mettre par terre. L'infériorité
sociale de cette femme lui permet de la mépriser, et il exprime
son mépris dans la relation amoureuse elle-même qui
le lia à elle. Or, agissant ainsi, il répète
la position du père. Celui-ci, lorsque, mis en face de la
lettre de Linda, il doit reconnaître la vérité,
a ces mots horribles envers ses enfants : "Vous ne valiez que cela."
Le sexe est donc l'instrument du rabaissement, il est une marque
d'humiliation - et Michaël a repris dans une moindre mesure
ce trait. Ayant perpétué la position du père
(c'est d'ailleurs lui qui perpétue la famille, les autres
n'ayant pas d'enfants), il réagit le plus vivement lorsque
Christian révèle les choses, parce qu'en lui c'est
l'image intériorisée du père qui est atteinte,
image sur laquelle il a construit son identité. Mais acceptant
enfin la vérité, il est logique qu'il se retourne
le plus violemment contre le père, au point de manquer le
tuer, dans une autre scène d'extérieur nocturne qui
est comme le pendant de celle où il assommait son frère
Christian au pied d'un arbre. L'extérieur s'avère
ainsi, on le voit, le lieu des affrontements décisifs, celui
où se jouent les expulsions.
C'est pourquoi aussi, de manière
évidente, la plus grande violence physique aura lieu dans
ces extérieurs : il n'y a pas de témoins… Dans la
salle à manger, l'essentiel consiste justement dans ces témoins,
famille et amis qui refusent la vérité et dont l'assentiment
final est comme l'enjeu du discours de Christian; assentiment qui
se marque non pas, comme la vérité, par un discours,
mais par un silence, un silence qui suivra l'injonction du père
de donner du porto à sa fille : en se taisant, en n'obéissant
pas, l'assemblée a déjà exclu le père,
l'a jugé. Son silence fait verdict. Formellement, l'utilisation
du camescope numérique se justifie ici : instrument socialement
accepté des fêtes de famille, il nous rapproche de
cette assemblée, il nous met en quelque sorte à l'égal
des témoins, ces témoins dont on sait que par principe,
comme après tout événement familial, ils pourront
se repasser sur leur magnétoscope ce film que l'on voit.
Certes, il y a une différence profonde entre eux et nous
: nous sommes du côté de Christian, d'abord parce que
nous l'avons vu au début seul et qu'une sympathie minimale
s'est éveillée - il est le "héros" du film
-, donc une identification, ensuite parce que nous sommes extérieurs,
donc n'avons aucun intérêt à sauver l'image
de cette famille, à la différence des commensaux qui,
précisément, se trouvent ici pour cette raison qu'ils
sont attachés, par définition, à une telle
famille. Enfin et surtout, parce que nous avons vu Hélène
trouver un mot de sa soeur, et avons alors deviné que le
suicide de celle-ci recouvrait un secret qu'elle ne veut accepter;
de sorte que, entendant Christian, nous comprenons qu'il dévoile
ce secret-là et sommes portés à l'accepter.
Mais, ultime tour de la mise en scène et justification de
sa force, nous sommes alors dans la position de ces invités
qui, quelque temps après, pourraient se repasser la vidéo
et qui, ayant assisté à la cérémonie,
auraient déjà connaissance de la vérité,
comme nous autres spectateurs juste avant le discours de Christian.
Ainsi, Festen, par sa technique, par sa structure géographique,
ainsi que son travail sur les espaces et les unités de lieu,
invite à de nouvelles modalités d'identification cinématographique.

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