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Bande dessinée,
poésie et métaphysique
Les belles histoires
Une hypothèse,
à laquelle la plupart des aspects du film s’accordent :
tout est vu à travers le regard de deux enfants de sept ans
(l’âge de raison ?) ; regard à la fois horrifié,
amusé et narquois sur le monde des adultes et des Français
en particulier, monde louche, clos, repoussant de laideur et de
saleté, jusqu’à ce qu’un artiste venu d’ailleurs,
du cirque ou du music-hall, y fasse entrer la fantaisie et y réveille
une petite princesse qui ne voit pas le monde, mais joue du violoncelle.
C’est Zéro de conduite, prolongé d’une série
de souvenirs qui se portent vers les figures inoubliables du cinéma :
la petite violoncelliste, fille du boucher, n’est pas sans parenté
avec la Gelsomina de La Strada ; le " facteur "
motocycliste lubrique et brutal, qui prétend l’obtenir de
son père, a quelque chose du lutteur Zampano ; le clown-illusionniste
survient comme Gilles Margaritis dans L’Atalante du même
Jean Vigo. C’est l’enchanteur.
Farceurs (à
la mode des années soixante, ces enfants vont, armés
d’une canne à pêche, s’emparer du linge étendu),
mais terrorisés (et jouant peut-être à se faire
peur), ils appréhendent le monde qui les structure à
partir des contes les plus archaïques et les plus permanents :l’Ogre,
le Loup (qui mange la grand-mère), la légende de saint
Nicolas et du saloir. Le boucher qui aiguise d’énormes couteaux
et roule ses yeux blancs joue dans cet univers fantasmatique le
rôle central d’un ordonnateur.
Nous voilà
entrés dans l’univers terrible et structurant des contes.
Un non-lieu
Où sommes-nous ?
Quand ces événements se produisent-ils ? En un
sens, n’importe où et n’importe quand, les rêves n’ont
pas d’âge et nous entrons dans une logique onirique. Vu du
dehors, l’immeuble vétuste de ce no man’s land présente
la silhouette menaçante de tel Burg dessiné par Victor
Hugo. Nous nous trouvons dans le pays d’où nul ne revient.
Cependant, les indications
ne nous sont pas refusées, indirectes, ainsi les cailloux
du petit Poucet. La télévision en noir et blanc, l’émission
de La Piste aux étoiles (du même Gilles Margaritis)
évoquent bien des années R.T.F. ; de même
un je ne sais quoi de Signé Furax tourne en dérision
les menées confuses de boy-scouts déguisés
en hommes-grenouilles et manquant lamentablement leurs expéditions.
Ce n’est pas à eux que la maison bancale devra sa libération
et la fin du tyran ; ils sont trop bêtes et trop laids.
Comme les hommes de SDUC et du colonel Hubert de Guerlasse. A moins
qu’il ne s’agisse d’écologistes un brin démesurés
ou de végétariens montant à l’assaut des carnivores ?
Le salut ne consiste pas à " changer de régime ".
Mais le monde des
adultes se livre au marché noir, le boucher thésaurise
les lentilles, les haricots secs et le riz. Fascinantes, les réserves
du grainetier, où la main plonge, où l’on aimerait
s’engloutir. Caverne d’Ali-Baba. Serions-nous encore sous l’Occupation ?
Dans les imaginaires la guerre n’est jamais finie ; a-t-elle
eu lieu ? A la cave, un archéo-hexagonal survit environné
de grenouilles (emblématiques des Français pour les
Anglo-Saxons) et déguste consciencieusement des douzaine
d’escargots en écoutant tonitruer la marche de Sambre-et-Meuse :
c’est l’éternel ancien combattant, réel ou imaginaire.
Il semble affectionner les farces-et-attrapes chères au goût
national et s’affuble de faux yeux globuleux, comme un soir Francis
Blanche au cours du journal télévisé. Ce qu’accompagne
l’activité de deux frères, vieux garçons artisans :
percer les boîtes qui émettent un meuglement supposé
désopilant, écho lugubre des abattoirs ; l’un
d’eux règle, au diapason, la hauteur tonale. On ne laisse
rien au hasard. Le second de ces messieurs, vrai " corbeau "
pratiquant un sport national traditionnel, traque une voisine dépressive
en simulant l’intervention de voix par les canalisations.
Chaque habitant de l’immeuble subit, à huis clos, l’oppression
du " boucher " qui cumule toutes fonctions de
domination : propriétaire, pourvoyeur, banquier, intermédiaire
avec le monde du dehors. Pauvres hères.
La famille des enfants :
le père, chômeur, endetté, est prêt à
livrer sa belle-mère au coutelas du sacrificateur, la mère,
criarde, rivée au téléviseur, la grand-mère
somnolente, tricotant un travail de Pénélope ;
les enfants se demandent toujours pourquoi meurent les grands-mères.
Un couple pitoyable :
névrosée et persécutée par les voix
surgies de la tuyauterie, elle répond au doux prénom
d’Aurore ; aristocrate fin de race, il n’accorde pas un regard
aux tentatives de suicide qu’elle multiplie laborieusement dans
la salle de bains.
Une fille plantureuse,
sur laquelle le boucher (amateur de chair fraîche) exerce
un droit de cuissage mécanique (on pense au Casanova
de Fellini et à Donald Sutherland), n’attend visiblement
pas des jours meilleurs et fait sécher ses sous-vêtements
à la fenêtre.
Les enfants entendent
de drôles de mots lorsqu’on va s’approvisionner à l’échoppe
(de l’ " épaule " , de la " poitrine ",
du " jarret ") et de drôles de bruits
(lorsque grince le sommier du boucher et de sa belle).
Happy end :
Plein ciel
Chaque péripétie
mérite analyse; on retient cette bobine de fil rouge-sang
qui – dans l’imaginaire des enfants ? – va conduire la grand-mère
au guet-apens et à la crise cardiaque. Mais l’humour, la
nostalgie, le sens métaphysique confèrent au film
une unité que la truculence et la virulence des épisodes
auraient pu malmener.
Libération
par la fantaisie, qu’annoncent les bulles de savon formées
par le jeune homme aux grands souliers de clown lorsqu’il croise
pour la première fois le regard des enfants. Il est arrivé
du monde extérieur dans un taxi londonien, sans un sou vaillant
et le chauffeur l’a dépouillé de ses chaussures de
ville. Il ne lui reste que les souvenirs du cirque, les accessoires
de l’illusion. Désormais il ne peut s’en retourner. Il a
perdu son unique ami et partenaire, un certain " Docteur
Livingstone " dont nous apprendrons par la suite que c’était
un chimpanzé. Il en conserve précieusement les reliques,
un shako rouge et or, un dolman à brandebourgs.
Presque nain, le clown
bénéficie d’une merveilleuse transfiguration :
il va être aimé, non plus par un singe, mais par une
femme : non plus réduit à son apparence, mais
reconnu dans sa beauté intérieure de prince
charmant. Le burlesque accompagne ce processus de reconnaissance
au cours de la cérémonie du thé : la jeune
fille myope, qui a repéré sa réception en mesurant
gestes et pas, perd tout repère parce que son invité
s’assied où il ne devrait pas ; humour des objets possédés
en double par celle qui casse ce qu’elle approche. Une rencontre
hors du temps et de l’espace s’accomplit à la faveur de la
musique dans le duo inattendu d’un violoncelle et d’une scie musicale.
On passe alors de la chansonnette sucrée que susurre un disque
(de Tino ?) à l’unisson des coeurs.
Une fois les méchants
punis, comme il se doit, par eux-mêmes, paliers et cloisons
effondrés sous les déluges purificateurs d’une chasse
d’eau surréaliste, les élus se retrouvent sur le toit,
en plein ciel; et tandis que peut reprendre le duo des jeunes gens,
les enfants, sortis de leurs mauvaises blagues, imitent ceux-ci,
jouant de la musique sur de petits instruments qu’ils ont confectionnés.
Le jour se lève : temps nouveaux sans brutalité,
possession ni consommation ; pure effusion, bonheur. Charlot
s’éloigne au bras de Paulette Goddard.
Le titre de Delicatessen
annonçait le pire : des cochonnailles, ou des cochonneries.
A l’instar de Porcherie, il nous fait entrevoir la grâce.

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