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Adapté du roman homonyme de
Thomas Mann, qui fut inspiré par le personnage du chef d’orchestre
et compositeur Gustav Mahler, ce film de Luchino Visconti relate
la passion amoureuse d’un musicien vieillissant pour un bel adolescent
rencontré au début du siècle dans un bel hôtel
du Lido. (Aschenbach, écrivain dans le texte de Mann, redevient
musicien dans un film qui souligne ce choix par la 5e
Symphonie (adagietto) omniprésente de Mahler.)
Le héros, devenu l’ombre de son idole qui ne le remarque
pas, néglige son voyage de retour, finit par contracter le
choléra qui règne dans la ville et en meurt.
A la fois aristocrate
et communiste, Luchino Visconti, qui a commencé sa
carrière comme assistant de Renoir, puis comme auteur
de deux des films marquant la renaissance du cinéma
italien après la guerre (La terra trema, Ossesssionne
– adaptation du Facteur sonne toujours deux fois),
a retrouvé dans la nouvelle de Thomas Mann plusieurs
de ses thèmes de prédilection. Car si c’est
avant tout un film sur le désir fou qui s’empare d’un
homme, Mort à Venise tient tout autant à
marquer le contexte éminemment viscontien dans lequel
se place ce désir. Tout d’abord, le héros est
un artiste, comme le soulignait déjà Thomas
Mann, en insistant sur le fait que sa nouvelle interrogeait
les rapports troubles de la création artistique et
de la passion. Or cette interrogation sur l’art, et particulièrement
la musique, préoccupe aussi Visconti, ancien violoncelliste
virtuose, metteur en scène d’opéra, qui accordera
toujours à la musique (à l’égal de Kubrick,
autre grand inventeur de formes) une place majeure dans son
cinéma : la lancinante fugue du Prélude
chorale et fugue de Franck pour rythmer les étreintes
incestueuses de Claudia Cardinale et Alain Delon dans Vague
stelle dell’Orse (Sandra, 1964), Verdi et la séquence
d’opéra sur laquelle s’ouvre Senso… Visconti
a aussi une grande affection pour le personnage du créateur
vieillissant, confronté à un monde qu’il va
bientôt quitter, auquel il ne participe plus et dont
il ressent d’autant plus incessamment l’appel. Aschenbach
de Mort à Venise est proche parent de Burt
Lancaster dans Gruppo di famiglia in un interno (Violence
et passion, 1974), éminent professeur agacé,
troublé et attiré par la famille de ses bruyants
nouveaux locataires du dessus – famille dissolue et attachante
dont le jeune fils prolonge, en plus mûr et plus pervers,
le jeune Tadzio, tandis que la mère est interprétée
par Silvana Mangano, en un rappel net de son rôle de
Mort à Venise. Ces personnages sont tous comme
des échos de Faust qui, vieux et lassé de la
" grisaille de la théorie ", voulaait
retrouver la fraîcheur de la vie – si bien qu’on
n’est pas surpris d’apprendre que, dans le roman, Mann voulait
initialement évoquer le dernier amour de Goethe vieillissant
pour une jeune fille de seize ans.
La construction
cinématographique est ici l’expression même du
désir, ou plutôt de l’inscription du désir
dans l’espace. L’arrêt du panoramique sur le visage
de Tadzio nous montre l’irruption du désir : l’être
désirable capte le regard (à la fois
attire et capture), il fige un mouvement des yeux auparavant
vague, il découpe et singularise le morceau d’espace
qu’il habite. En même temps, on repère le désir
à ce qu’il opère une double coupe dans le réel
– coupe spatiale, puisque le visage de Tadzio est prélevé
sur l’ensemble de l’espace, selon la logique des objets partiels
– et coupe temporelle, puisqu’il arrête le continu du
panoramique, qu’il fige le mouvement. Usant de ces deux coupures,
ressources basiques du cinéma, Visconti fait clairement
sentir la modification qui affecte son personnage d’Aschenbach.
Le plan suivant
est un panoramique qui part du visage de Tadzio et suit le
trajet inverse, parcourt la salle et remonte vers le regard
du musicien, dont on comprend alors qu’il a scruté
l’adolescent pendant tout ce temps. L’image de Tadzio fournit
ici le raccord des deux plans, ce qui indique bien qu’il est
devenu, pour Aschenbach, le noeud du visible, nœud reliant
entre eux les hémisphères du visible. Tel est
bien l’effet du désir : auparavant neutres, les
choses vues deviennent polarisées dès qu’un
désir entre en jeu, et vont se cristalliser autour
de l’objet de désir. Dès qu’il a capté
le regard, l’objet du désir altère l’espace,
comme le dit si bien le dealer de Koltès au client
qui vient de le repérer : "Car quoi que vous
disiez, la ligne droite sur laquelle vous marchiez, de droite
peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque
vous m’avez aperçu, et j’ai saisi le moment précis
où vous m’avez aperçu par le moment précis
où votre chemin devint courbe, et non pas courbe pour
vous éloigner de moi, mais courbe pour vous venir à
moi, sinon nous ne nous serions jamais rencontrés,
mais vous vous seriez éloigné de moi davantage,
car vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace
d’un point à un autre ; et je ne vous aurais jamais
rattrapé, car je ne me déplace que lentement,
tranquillement, presque immobilement, de la démarche
de celui qui ne va pas d’un point à un autre, mais
qui, à une place invariable, guette celui qui passe
devant lui et attend qu’il modifie légèrement
son parcours." (Dans la solitude des champs de coton,
Minuit, 1986, p.17)
Ces deux panoramiques
successifs articulés sur Tadzio ont effectué
un aller-retour sur l’écrivain : ils ont montré
le trajet même du désir, une boucle qui va d’un
regard à lui-même en s’arrêtant sur un
objet qu’elle découvre désirable, en se laissant
capter par lui. Visconti répète ici, étrangement,
le schéma par lequel Freud illustrait, dans Métapsychologie,
le trajet de la pulsion, cette boucle qui part et revient
au sujet en enserrant l’objet du désir. La caméra
est à la fois le regard désirant, et la boucle
du désir qui relie deux êtres, en indiquant du
même coup la non-réciprocité de ce désir,
puisque le premier homme, Aschenbach, début et terme
du panoramique, est sujet, au sens où nous suivons
son regard, où il est le regard même – tandis
que le second, Tadzio, est doublement objet : objet du
regard et objet désiré.
La construction
cinématographique est ici l’expression même du
désir, ou plutôt de l’inscription du désir
dans l’espace. L’arrêt du panoramique sur le visage
de Tadzio nous montre l’irruption du désir : l’être
désirable capte le regard (à la fois
attire et capture), il fige un mouvement des yeux auparavant
vague, il découpe et singularise le morceau d’espace
qu’il habite. En même temps, on repère le désir
à ce qu’il opère une double coupe dans le réel
– coupe spatiale, puisque le visage de Tadzio est prélevé
sur l’ensemble de l’espace, selon la logique des objets partiels
– et coupe temporelle, puisqu’il arrête le continu du
panoramique, qu’il fige le mouvement. Usant de ces deux coupures,
ressources basiques du cinéma, Visconti fait clairement
sentir la modification qui affecte son personnage d’Aschenbach.
Le plan suivant
est un panoramique qui part du visage de Tadzio et suit le
trajet inverse, parcourt la salle et remonte vers le regard
du musicien, dont on comprend alors qu’il a scruté
l’adolescent pendant tout ce temps. L’image de Tadzio fournit
ici le raccord des deux plans, ce qui indique bien qu’il est
devenu, pour Aschenbach, le noeud du visible, nœud reliant
entre eux les hémisphères du visible. Tel est
bien l’effet du désir : auparavant neutres, les
choses vues deviennent polarisées dès qu’un
désir entre en jeu, et vont se cristalliser autour
de l’objet de désir. Dès qu’il a capté
le regard, l’objet du désir altère l’espace,
comme le dit si bien le dealer de Koltès au client
qui vient de le repérer : "Car quoi que vous
disiez, la ligne droite sur laquelle vous marchiez, de droite
peut-être qu’elle était, est devenue tordue lorsque
vous m’avez aperçu, et j’ai saisi le moment précis
où vous m’avez aperçu par le moment précis
où votre chemin devint courbe, et non pas courbe pour
vous éloigner de moi, mais courbe pour vous venir à
moi, sinon nous ne nous serions jamais rencontrés,
mais vous vous seriez éloigné de moi davantage,
car vous marchiez à la vitesse de celui qui se déplace
d’un point à un autre ; et je ne vous aurais jamais
rattrapé, car je ne me déplace que lentement,
tranquillement, presque immobilement, de la démarche
de celui qui ne va pas d’un point à un autre, mais
qui, à une place invariable, guette celui qui passe
devant lui et attend qu’il modifie légèrement
son parcours." (Dans la solitude des champs de coton,
Minuit, 1986, p.17)
Ces deux panoramiques
successifs articulés sur Tadzio ont effectué
un aller-retour sur l’écrivain : ils ont montré
le trajet même du désir, une boucle qui va d’un
regard à lui-même en s’arrêtant sur un
objet qu’elle découvre désirable, en se laissant
capter par lui. Visconti répète ici, étrangement,
le schéma par lequel Freud illustrait, dans Métapsychologie,
le trajet de la pulsion, cette boucle qui part et revient
au sujet en enserrant l’objet du désir. La caméra
est à la fois le regard désirant, et la boucle
du désir qui relie deux êtres, en indiquant du
même coup la non-réciprocité de ce désir,
puisque le premier homme, Aschenbach, début et terme
du panoramique, est sujet, au sens où nous suivons
son regard, où il est le regard même – tandis
que le second, Tadzio, est doublement objet : objet du
regard et objet désiré.
Or il est intéressant
de confronter cette scène avec la rencontre entre Lauren
Bacall et Humphrey Bogart dans le premier film qu’ils jouèrent
ensemble, dirigé par Howard Hawks en 1940 – Le port
de l’angoisse. Dans cette scène célèbre,
la mise en scène traduit de manière classique
un coup de foudre réciproque. La scène débute
avec une conversation menée par Humphrey Bogart - au
centre du champ - au sujet de ses aventures aux colonies pendant
l’occupation allemande. Lauren Bacall apparaît d’abord
par sa voix : elle demande du feu pour sa cigarette.
C’est seulement ensuite que la caméra la découvre,
accoudée au chambranle de sa porte, après la
célèbre réplique : "Have you
got a match ?" ("Vous avez du feu ?").
Pour lui répondre,
Bogart lui renvoie une boîte d’allumettes, qui traverse
le champ. Le trajet de la boîte, ici, est la métaphore
du regard jeté vers Lauren Bacall par Bogart. C’est
pourquoi ensuite Hawks filme, dans un plan sur Bogart, son
regard à lui, la dévisageant. Ces deux plans,
sur lui et sur elle, sont alors comme synthétisés
dans le plan suivant parce qu’on y voit un témoin –
le marin avec lequel Bogart discutait avant l’apparition de
cette femme – regarder tour à tour lui puis elle. Ce
témoin est en quelque sorte le représentant
de la société devant l’irruption du désir,
et plus précisément il est notre représentant,
celui qui tient la place du spectateur d’une scène
d’amour. Comme nous, il enregistre qu’il s’est passé
quelque chose entre ces deux personnages, tandis que ceux-ci
n’ont rien perçu. La trace de la naissance du désir,
selon une logique repérée par Freud dans L’esquisse
d’une psychologie scientifique, relève de l’après-coup ;
l’effet n’est relevé qu’après que la cause l’ait
suscité. Lorsque Lauren Bacall disparaît, en
effet, Bogart continue à raconter ses histoires d’homme
au plan suivant. Mais le désir est enclenché,
et le film, histoire du lien qui va unir cet homme et cet
femme, peut se mettre en marche.
La boîte
d’allumettes lancée, ici, était l’analogue du
panoramique de chez Visconti : la naissance du désir
qui vient lier deux êtres. Mais puisque le désir
ne fait son effet qu’après coup, Lauren Bacall repartira
comme elle était venue, de même que Bogart reprendra
sa conversation. L’essentiel ici était la soudaineté
de l’apparition du désir, illustration classique de
la rhétorique occidentale du coup de foudre :
la femme désirable vous " tombe dessus "
et arrive de nulle part – lorsqu’elle apparaît dans
le plan, elle était déjà là puisqu’on
avait entendu sa voix, et on pense ici à la célèbre
phrase de Flaubert par laquelle il relate la rencontre de
Frédéric Moreau avec celle qui sera la femme
de sa vie dans L’éducation sentimentale :
"ce fut comme une apparition."
Chez le Visconti
de Mort à Venise, le désir est représenté
du point de vue subjectif de l’être désirant ;
le film épouse le regard de celui-ci et la relation
du sujet à l’objet désirable n’est pas réciproque.
Hawks offrait une figure exactement complémentaire :
la naissance d’un désir réciproque entre deux
êtres est vue et attestée par un témoin,
lequel tient lieu de cette instance à la fois absente
de tout le champ du visible cinématographique, et entièrement
coprésente à lui, à savoir le spectateur.

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