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Depuis
qu’on sait que les oiseaux seraient les descendants des dinosaures,
on les regarde d’un autre œil. Mais ils ne sont pas plus inquiétants
que ceux qu’Hitchcock nous avait fait voir dans "The Birds".
Enfant,
j’ai vu ce film à la télévision, sans doute
un des premiers que j’ai vu, et dont il ne me reste aucun souvenir.
Il paraît seulement que, pendant plusieurs jours, j’ai couvert
des dizaines de feuilles à dessin de pluies d’oiseaux, au
point d’inquiéter mes parents.
Plus
tard je l’ai revu, toujours à la télévision.
On est frappé par les silhouettes des corbeaux, par ces multitudes
d’oiseaux qui couvrent le paysage ; j’y ai vu un film fantastique,
aux limites du film d’horreur, qui nous captive à la fois
par la beauté de ses images, par la sobriété
de son action, et aussi, par le sentiment qu’il nous laisse d’avoir
assisté à une espèce de lutte immémoriale.
La simplicité
de l’histoire d’amour, qui sert de fond au film, tranche avec la violence débridée
des scènes où les hordes d’oiseaux s’abattent sur les enfants,
les passants, les maisons. On se dit qu’il y a quelque chose de reptilien dans
cette multitude volante ; qu’on a assisté au combat des hommes face
au déchaînement imprévisible des forces naturelles. Il est
facile de voir, d’ailleurs, que les oiseaux regroupent les quatre éléments :
l’air, bien-sûr ; mais aussi l’eau et la terre, dans la complicité
(" parfaitement impossible " dit la vieille ornithologue
- et pourquoi a-t-elle cet air " hommasse "?) qui réunit
les mouettes (oiseaux des mers) et les corbeaux (oiseaux de la terre) ;
et enfin le feu, dans la scène apocalyptique et centrale de l’explosion
de la station d’essence.
On voit tout le contraste
entre, d’un côté, une domesticité bien rangée :
celle des oiseaux en cage, celle des certitudes scientifiques, celle de l’essence
(pourtant "volatile") dans un container, celle d’une bourgade de pêche
sans histoire, celle d’une petite intrigue sentimentale bien convenue (une fille
à papa que ses caprices ont mené à un procès décide
de séduire l’avocat de la partie adverse, pendant qu’il passe son week-end
chez sa mère). Et de l’autre, cette puissance de dispersion, exprimée
par cette multitude et cette omniprésence des oiseaux qui font céder
toutes les barrières de la domesticité : ils pénètrent
dans les maisons, arrachent les yeux, s’abattent sur les enfants, et défient
toute rationalité. Il y a bien là quelque chose de diabolique,
c’est-à-dire, étymologiquement, de dés-unificateur, de
dispersant, qui s’abat sur "Bodega Bay".
Et on en reste là.
Une des beautés du film, c’est qu’il n’y a pas de résolution.
La cavalerie n’arrive pas pour faire le ménage. Les "héros",
vaincus, sont bien contents de pouvoir se retirer sur la pointe des pieds, en
laissant derrière eux un paysage qui résonne du rire sardonique
des oiseaux qui le tapissent entièrement. Une des beautés du film,
c’est cette absence de retour à l’ordre, et que l’on reste face au mystère :
mystère de ce qui va se passer après ; mystère de
" pourquoi tout cela a-t-il eu lieu ? " On se sent
mis en communication avec quelque chose d’insondable et d’inquiétant.
Il faut en tout état
de cause en rester là.
A l’occasion d’une
rétrospective pour le centenaire de la naissance d’Hitchcock, j’ai été
revoir "les Oiseaux", pour la première fois au cinéma.
Je dis "revoir", mais j’ai vu un film que je n’avais jamais vu. Un
film sur l’amour, et sur sa sauvagerie. L’intrigue humaine, qui m’était
apparue presque comme un prétexte, est venue au premier plan. Et il m’est
apparu, comme vous apparaît le sens d’un rêve, que c’est cette histoire
d’amour qui convoque sur l’écran les oiseaux, qui sont à la fois
son expression métaphorique renversée, et son moteur. C’est un
film d’amour, et c’est un film d’horreur, sans doute parce que nous avons l’amour
de l’horreur et parce que tout amour a sa face cachée pleine d’horreurs.
La scène initiale,
dans le magasin d’oiseaux, dit déjà l’enchevêtrement entre
séduction et mensonge, et comment une scène parfaitement anodine
comme la vente d’un couple d’oiseaux peut receler plusieurs degrés de
perfidie, de moquerie, et même de cruauté, qui finit par une promesse
de se retrouver devant le juge (c’est-à-dire aussi, malgré tout,
presque "devant le maire").
On connaît
la suite : Mélanie Daniels, dans une inversion des rôles convenus
de la séduction, part à la conquête de l’avocat Mitch Brenner,
en lui portant un couple de "love birds", qu’elle laisse au milieu
de son salon. Il la voit, retraversant la baie - dont la première traversée
avait quelque chose d’un passage de l’Achéron - il fonce dans sa voiture
pour la rejoindre de l’autre côté ; ils se voient, se sourient,
elle va accoster, il va l’aider à grimper sur l’embarcadère ;
dans un instant, l’excitation du fantasme cédera la place aux embarras
d’une prise de contact effective et aux phrases convenues (" qu’est-ce
qui vous amène ? ", "je passais…"), qui dissimuleront
mal ce qui reste pourtant imprononçable directement (" je te
veux "). Quelle perte de tension ! Quel dommage, la fin du suspens !
Quelle lourdeur que celle du réel ! Quelle honte, pour une jeune
fille bien, d’être venue jusqu’ici ! Il faudrait qu’il se passe quelque
chose… Et Pan ! Une mouette la frappe au front !
Bonheur ! Mélanie
redevient femme, Mitch peut jouer son rôle de protecteur, sauter sur le
ponton, lui lancer une corde, lui panser le front d’un air grave… toujours ça
de gagné avant le temps des explications. Pour un peu, on allait retrouver
le réel… mais grâce à cet oiseau de malheur, les choses
restent dans l’ordre, c’est-à-dire dans l’ordre du fantasme, qui préserve
la tension du désir. Ouf ! Sinon, autant rester chez soi.
Cette scène
nous laisse lire deux significations des attaques des oiseaux. Ils sont, dans
les deux cas, la manifestation d’un désir inconscient ; l’extériorisation
métaphorique et fantastique d’un désir qui ne peut s’avouer en
paroles, mais seulement se montrer.
C’est le désir
de Mélanie d’abord : les oiseaux sont sa propre agressivité,
qu’elle tourne contre elle-même (stratégie d’une séduction
par la passivité) pour, ici, forcer Mitch à venir à son
secours et pour dissimuler sa propre activité dans cette affaire. Parvenir
à la passivité, c’est-à-dire (pour la psychanalyse) à
la féminité, on verra que c’est là la véritable
entreprise de Mélanie.
Mais ce désir,
c’est en même temps toujours le nôtre, à nous spectateur :
le désir qu’il se passe quelque chose, le désir que l’intrigue
se prolonge, le désir que le suspens soit relancé, le désir
en somme que le désir ne perde pas son intensité et même
gonfle toujours plus - comme le rêve est le gardien du sommeil, le désir
garde le désir. En même temps que nous redoutons et conjurons en
permanence le danger, nous l’appelons de tous nos vœux. Et il vient.
L’hypothèse
que les oiseaux représentent les désirs secrets de Mélanie
nous découvre un tout autre film, et les différentes péripéties
nous en découvrent petit à petit le sens.
Ainsi, la rencontre entre
les deux femmes, Annie, " l’ex "" de Mitch, et Mélanie,
la nouvelle prétendante, se présente sous les atours d’une complicité
féminine ; mais la mouette qui vient s’écraser sur la porte,
comme le désir inconscient, dit Freud, "frappe à la porte",
dit bien la menace qui pèse sur cette relation, et la met sous le signe
de la mort.
De même, la grande
invasion par les moineaux de la maison des Brenner, lorsqu’ils s’infiltrent
massivement par la cheminée, permet en fait à Mélanie,
qui ne cesse de dire qu’elle va s’en aller, de rester sur place. Même,
pourrait-on dire, Mélanie investit entièrement dans cette scène
la maison des Brenner. Comme cette multitude de moineaux, son désir transfigure
l’espace, l’occupe et le bouleverse entièrement. S’infiltrant par ce
point stratégique qu’est le "foyer", il balaye et brise aussi
les tasses, comme s’il appelait une recomposition de la structure familiale ;
enfin, il laisse sa trace sur le portrait du père Brenner mort, ouvrant
ainsi une nouvelle perspective :
Car les "love
birds" ne sont peut-être pas ceux que l’on croit, et l’histoire d’amour
entre Mélanie et Mitch n’est peut-être qu’un épisode d’une
autre histoire d’amour : celle de Mélanie et de Lydia Brenner, la
mère de Mitch. Lydia est à la fois celle dont la conquête
est nécessaire pour nouer une réelle relation avec Mitch ;
conquête qu’Annie n’a jamais réussi à faire. Mais elle est
aussi la mère que Mélanie n’a jamais eue. Les deux quêtes
sont si étroitement mêlées qu’on ne sait pas laquelle commande
à l’autre, ni quelle est la morale de l’histoire : est-ce que pour
conquérir un homme, il faut conquérir sa mère, c’est-à-dire
se faire adopter par elle, ce que ne peut pleinement réussir qu’une fille
sans mère ; ou est-ce que pour se trouver une mère, il faut
se faire aimer de son fils ? Une troisième voie s’offre encore :
car la tâche de Mélanie est en fait aussi de faire parvenir Lydia
à sa maternité. Annie l’a bien dit : "Pardon pour Oedipe,
mais Lydia n’est pas la mère abusive et jalouse" c’est la femme
qui n’a jamais fait le deuil, ni de son mari, ni de sa féminité,
et n’a jamais su s’occuper de ses enfants car elle n’a jamais accédé
à la maternité.
La conquête de
Lydia par Mélanie est ainsi une espèce de combat de sorcières
(c’est bien ce dont on accuse Mélanie d’ailleurs), mettant en jeu des
puissances démoniaques.
On peut ainsi interpréter
la mort de Dan (l’éleveur de poulets, ami de Lydia, qu’elle découvre
mutilé et les yeux crevés) comme une répétition
de la mort du père (à se demander s’il n’y avait pas quelque chose
entre Lydia et lui, et si cela ne révélerait pas quelque histoire
d’adultère, éclairant d’un nouveau jour le rapport compliqué
de Lydia à ses enfants ; mais le film ne livre rien d’autre à
ce sujet). Pour que Lydia puisse devenir mère, il faut la séparer
de son mari, s’interposer entre elle et lui, pour la rendre disponible à
ses enfants. C’est là une condition préalable.
Mais la grande offensive
de Mélanie va surtout porter sur les enfants - cible privilégiée
des corbeaux - c’est-à-dire sur tous les concurrents possibles à
la filiation, et en particulier sur la personne qui mène les enfants,
la vraie rivale directe de Mélanie : l’institutrice, Annie. La grande
scène où Mélanie va chercher la petite Cathy Brenner à
l’école prépare l’élimination d’Annie. On revoit le plan,
où Mélanie, inquiète et nerveuse, attend en fumant à
l’extérieur de l’école, tandis que se rassemblent en silence derrière
elle sur la balançoire d’énormes oiseaux noirs. Il s’amoncellent
menaçants, comme un amas de mauvaises pensées : les désirs
noirs de Mélanie (qui la mettent en danger elle-même), exaspérée
par cette attente, par les chants stridents des enfants, par l’existence même
de Cathy et d’Annie, qui ne pourront se protéger que le temps que durera
cette chanson, qui résonne comme une conjuration magique du danger qui
pèse à l’extérieur. Ironie des symboles : au Japon,
le corbeau représente l’amour familial : les enfants des écoles
chantent :
"Pourquoi
le corbeau chante-t-il ?
Parce que dans
la montagne il a un enfant chéri de sept ans.
Le corbeau chante :
Mon chéri ! mon chéri !
Il chante :
Mon chéri ! Mon chéri !
On comprend alors
qu’Annie meure : elle doit être éliminée pour laisser
la place à Mélanie, aussi bien auprès de Mitch que de Lydia.
Mais Cathy, la vraie fille de Lydia, pourquoi est-elle sauvée ?
C’est que Cathy n’est pas la rivale de Mélanie : elle est Mélanie
elle-même, c’est-à-dire, non pas celle dont Mélanie doit
prendre la place, mais celle à qui Mélanie veut donner sa place
propre, en créant l’espace qui les fait accéder toutes deux à
la position de fille de Lydia. La tuer, ce serait tuer la maternité en
Lydia, c’est-à-dire le contraire du but recherché. Devenir la
fille, ce n’est pas éliminer l’autre fille, mais devenir sa soeur.
Le combat final est
magistral. Il advient dans la maison des Brenner. On sait que cela va être
terrible. Mais on ne sait pas ce qui va se passer exactement.
Le désir de Mélanie
a éliminé ses adversaires. Il ne lui reste plus qu’un combat à
mener. Il utilise la même stratégie que dans la scène initiale
(la première attaque de la mouette) mais poussée cette fois à
son terme : il se tourne contre Mélanie elle-même. La sorcière
tourne ses pouvoirs contre elle-même pour les mettre en sommeil et se
muer elle-même en autre chose. Ce n’est pas un hasard si le lieu de cette
transmutation est la chambre même de Cathy (comme l’indique des dessins
d’enfant au mur). C’est là que Mélanie devient la fille de Lydia,
qu’elle force à venir avec Mitch pour la secourir. Elle l’accule ainsi
à devenir mère, en mettant sa vie même en jeu. C’est là,
simultanément, qu’elle nie son identité de jeune femme autonome
(fille de son père), pour devenir épouse et fille. La métamorphose
est opérée. La lutte a été rude. Le regard que Mélanie
porte sur Mitch après qu’il l’ait sauvée n’est pas un regard de
gratitude. C’est le regard farouche qui dit à la fois : "Je
t’ai maintenant." et : "Vois ce que j’ai fait pour toi !
Vois quel prix j’ai dû payer pour t’avoir (J’ai dû renoncer à
moi-même)".
Au lieu de rentrer
seule et de laisser subsister la rupture entre la ville et la campagne, entre
la mère et le fils, qui l’aurait toujours séparée d’une
partie de Mitch, Mélanie force la famille entière, non seulement
à l’accompagner, mais même à la ramener à la ville.
Et tandis qu’elle est dans la voiture, la tête posée sur l’épaule
protectrice de Lydia, c’est son rire qui résonne par les mille
becs des oiseaux qui couvrent la campagne.

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