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La dernière
version accessible de la Passion de Jeanne d’Arc provient
d’une reconstitution de 1985; après sa sortie, le négatif
original avait été détruit par le feu. Car
cette oeuvre ne fait qu'un avec son propos : la passion de Jeanne
y revit dans sa chair et dans son âme. La transcendance est
devenue palpable (espace intérieur traversé, en une
courbe ascendante), ainsi que le chemin de martyre (espace temporel
parcouru, vécu) qui est celui de la Sainte.
Ce film muet
commence avec le procès de Jeanne d'Arc à Rouen, en
1431 : par les cymbales et les carillons dont les sons aériens
frémissent un peu, et qui semblent faire signe vers l'air
libre d'où provient Jeanne. On imagine ces instruments suspendus
à la grosse porte en bois d'une maison de campagne isolée,
sur un plateau exposé aux grands vents. Mais, assez vite,
la musique expressive et moderne de Gottfried Bottger se resserre
sur l'espace du film à proprement parler, le procès,
et bientôt, le piano seul, ballotté entre Jeanne et
ses juges, en suivra le rythme mouvementé.
Le dépouillement
fait d' une oscillation de cil un tremblement de terre. L'absence
d'éléments distrayants, d'anecdotes qui peupleraient
la scène, conduit à une concentration sur le personnage
de Jeanne et de ses juges. Jeanne se gratte le menton, porte un
doigt à sa bouche, sèche une larme qui a coulé
sur sa joue.
Elle n'apparaît
pas investie en guerrière, victorieuse de l'armée
anglo- bourguignonne. Toute l'énergie qu'elle a mise au combat,
on l'en sent vidée - non de sa foi. Epuisée, muette,
Jeanne est conduite devant les juges de l'Inquisition. Le film décrit
le déroulement du procès: un lieu, des gestes qui
se croisent, des yeux qui parlent sans communiquer, une oreille
qui tente d'écouter. Jeanne ne répond que partiellement
aux questions agressives teintées d' ironie et de sarcasmes
de ses juges impitoyables, cyniques. Comme elle ne fournit aucun
aveu satisfaisant, on la conduit en salle de torture. Mais Jeanne,
bien que tremblant de voir son corps abîmé, ne dit
rien de plus. Juste avant son exécution pour hérésie,
elle commettra son unique "péché" en signant, par
crainte de la mort, un papier où elle se reconnaît
coupable. Mais de retour dans sa cellule, prise d' un violent remords,
elle convoque ses juges, et renie sa signature. Condamnée
comme relapse, elle sera finalement brûlée vive sur
la place publique, au milieu de ses juges, parmi des villageois
curieux, hébétés, des acrobates contorsionnistes
qui rappellent la ténuité de la cloison séparant
beauté et monstruosité, dans une atmosphère
de petite fin du monde, et d'abandon total de l'humanité.
Chaque élément
formel du film, le mutisme, le noir et blanc, les planches insérées
entre les dialogues qui en traduisent les paroles sourdes, la musique
omniprésente, s'accorde miraculeusement avec son sujet, sa
matière. Ce dernier ne porte par "sur" Jeanne d'Arc, il ne
la regarde pas, sans quoi, immanquablement, et serait-ce pour l'acquitter,
il se poserait en juge, et en voyeur. Dreyer n'est pas non plus
"en" Jeanne, vierge de toute pénétration autre que
divine, il ne la filme pas de l'intérieur. Le mouvement est
inverse : c'est la possession divine, invisible, qui s' extériorise
ici en toutes choses.
Ce qu'on
peut dire de La passion de Jeanne d' Arc est toujours deux
fois vrai. Il n'y a pas, d'un côté, le thème,
et de l'autre, la réussite du traitement. D'où la
difficulté, et l'ambiguïté aussi, de toute réflexion:
prévenons que tout ce qui sera dit sur les mouvements de
caméra, sera aussi dit sur la passion de Jeanne, que tout
ce qui concernera son illumination et sa grâce, parlera aussi
de l'art de filmer, du jeu des lumières. L'intimité
est telle que les deux passions sont unies et vivent dans un mouvement
identique, tremblent d'une pulsation au même tempo. Cet intime
lien se révèle au croisement des deux passions, à
leur rencontre : sur l'écran qui, doublement parcouru et
traversé par la force d'un Créateur, n'est plus une
surface lisse, mais se développe en des dimensions multipliées.
L'architecture
vivante des images filmées, architecture épurée
et compliquée à la fois, rend l'espace pluri-dimensionnel.
Les objets ne sont pas filmés à l'horizontale, mais
de biais. La caméra ne "cadre pas" ; le cadre clôturé
par l'écran et l'espace filmé sont décalés.
Cela ne produit ni une impression de distance, ni de rapprochement,
mais permet de mieux réévaluer l'espace réel
qui, pris de travers, reprend ses dimensions en perdant son
arasement. Tout est profondeur, et volume.
On se rapproche
par exemple, à partir d'une caméra pourtant immobile,
de gens postés au fond d'une salle. Ces derniers évoluent
par des trajectoires simples et précises. Leurs mouvements
n'accompagnent pas les actes (ce qui fait qu' en général,
on ne "voit" pas les déplacements). Ils existent à
l'écran par ces déplacements précisément.
Ils vont en biais, d'arrière en avant, de gauche à
droite : simplicité effarante, et pourtant, il semble que
le cinéma - à revoir ce film, aujourd'hui - soit réinventé
par Dreyer. Un film peut rendre compte d'un étonnement original
devant les dimensions du monde. Comme si on se servait de la caméra
pour la première fois : Dreyer ne la manie pas pour autant
en amateur, pas plus qu'il ne doute de ses gestes. Mais il y a dans
sa façon de filmer une révélation, toujours
nouvelle.
Autre exemple
: un personnage en très gros plan occupe la partie gauche
de l'écran. Quelques mètres derrière lui, à
droite de l'écran, se tient un personnage en pied. Ces deux
hommes sont donc côte à côte, et l'un derrière
l'autre, à la fois. Comment filmait-on, avant, sans que cela
soit grotesque, sans que l'espace paraisse déformé,
reformé ?
( border
line )
Aux limites
du cadre, il y a toujours quelque chose qui commence. Jeanne est
assise devant un vaste pan de mur. Un petit bout de fenêtre,
là-haut, fait hausser le regard vers le coin de l'écran.
Par cette évocation d'un au-delà, les limites illusoires
de l'écran sont heureusement trahies, ébranlées.
Les yeux
tracent des lignes droites ( "virtuelles") au même titre que
les autres diagonales ("réelles") et en relief, c' est-à-dire
tracées par les angles des objets, angles des tables, des
murs, angles qui sont soit en creux, soit en volume : de la consistance
et de la matière sont offertes aux regards, amplifiées
d'une puissance presque magique. Avec les autres objets, elles participent
ainsi à des constructions d'une géométrie aérienne,
à la grâce antique. Les regards aussi commencent en
bordure d'écran, et s'en vont bien au-delà. Soutenues
par les autres figures, les lignes de ces regards se matérialisent,
et comme les objets "réels", elles strient et divisent l'écran,
sans le rétrécir, mais, au contraire, en en bouleversant
les dimensions. La direction de ces lignes est tracée par
une action qui semble inspirée de Dieu, ainsi que l'ombre
jetée sur le sol par la tige du cadran des horloges solaires.
Dans leur mouvement infini, elles se prolongent en courbes.
(Ombres)
Dans ce contexte
de réinvention de l'espace, où tout ce qui n'est a
priori pas palpable prend corps, les ombres jouent elles aussi
leur rôle magique. Elles sont en effet l'"incarnation" la
plus complète d'une réalisation de la transcendance,
qui utilise volumes et lumière pour réinvestir l'espace.
Les ombres sont le reflet d' un volume... Une évocation,
le rappel de l'ailleurs, la projection d'une existence. Un sourire
illumine le visage de Jeanne quand elle aperçoit l'ombre
d'une croisée de fenêtre, qu'elle prend pour autre
chose. Cette ombre s'obscurcit, apparaît de façon plus
nette, comme si un projecteur favorisait sa mise au point, pour
la joie de Jeanne. Mais elle se fond dans le mur blanc à
nouveau.
L'absence
d'ombre sur le visage illuminé de Jeanne contraste avec les
figures des prêtres, dont les gros nez se reportent sur des
joues abîmées, dont les yeux enfoncés dans leurs
orbites sont cernés de parois noires et profondes .
(L'oeil
écran noir et blanc )
Les yeux
de Jeanne fonctionnent comme l'écran: on peut résumer
ainsi la coïncidence citée plus haut entre mouvements
de caméra et mouvements de l’âme. L'oeil de Jeanne
est noir et blanc. Tout est exprimé par le simple mouvement
de sa rétine noire dans le fond blanc. L'écran est
un oeil géant.
(Rondeurs
de Jeanne et roues de douleur)
"Je remettrai
mon vêtement d'homme quand j'aurai accompli la mission que
Dieu m’a confiée. " Les gestes de Jeanne, qui a de grosses
mains de bûcheron, font se détacher sa chair. Votre
habit d'homme, ce vêtement impudique, lui disent-ils,
consentirez vous à l'enlever ?
Peu de lignes
sont directement courbes. Jeanne a une bague à son doigt.
Remarquons la boucle que dessine la pointe de ses cheveux sur le
fond blanc, petit crochet érotisant l'écran. Ou encore
la couronne dans une espèce d'osier entortillé, avec
laquelle elle joue, et qu'elle met sur sa tête. Un soldat
s'en saisit avec brusquerie et s'amuse à la faire pirouetter
autour de son épée : viol d'une martyre. Cette violence
est aussi suggérée un peu plus tard par l'assemblage
d'objets triangulaires et d'objet carrés qui se touchent,
et se touchent encore, la souffrance se reproduisant éternellement,
par battements réguliers.
Les scènes
de torture décèlent une modernité surréelle.
Dreyer se garde bien de nous montrer les attouchements malsains,
le contact avec le corps des objets de torture primitifs, dont l'esthétique
antique est contemporaine à la fois. Les outils, chevilles,
vis, roues dentelées, pluies immobiles de clous, tournent
sur eux-même et avancent "sous" l'écran comme sur les
tapis roulant des usines d' armement. Les décors ont disparu.
Les images se brouillent. C'est la roue libre, le délire.
La plus pure abstraction et la simple image se rejoignent ici :
dans la terreur.
Monde
à l'envers et recommencement
De même
qu'un acteur réinvente son texte, Dreyer recrée l'espace.
Il avait instauré dès le départ de nouvelles
et vertigineuses dimensions qui transperçaient l'écran,
et voilà qu'il renverse tout, à nouveau.
Le dernier
quart d'heure, donc, la caméra se retourne, recommence tout.
Le réalisateur se met en situation de danger, dans un espace
non exploré. La caméra filme des lieux où elle
n'avait pas été encore, c'est à nouveau l'Inconnu
qui frappe de plein fouet. Comme les petit clous qui descendaient
l'écran, on voit maintenant les ronds de chapeaux des villageois
qui courent en tous sens "monter" l'écran, pris
d’assaut. Il y a une grande misère de leur fuite.
Le tournant
commence avec le reflet d'un homme sur une eau tremblante, trouble.
Ce reflet renvoie son image frémissante à l'envers.
Puis l'homme est poussé dans l'eau. Le flou de l'eau même
est encore brouillé... L'eau, élément nouveau
et déstabilisant, remplace toutes les matières dures
auxquelles on avait accédé jusque-là. C'est
le début de l'anarchie... Les éclaboussures de l'homme
noyé (peut-être) se fondent dans un gros plan sur le
crâne en passe d' être rasé de Jeanne; brouillé,
lui aussi.
La fin rappelant
celle de Dies Irae (Jour de colère) introduit
d'autres humains que les juges. Des acrobates font des choses étranges
avec leur mains, leur corps, des arabesques gracieuses et dégoûtantes,
sur des petites scènes ou sur des barriques. A leurs pieds,
les villageois curieux et dignes de touristes de la foire du Trône
les observent le nez en l'air. Quel rapport avec Jeanne? Leur contorsion.
Freaks traite également de cela : d'une part, qu'il
n'y a pas de rédemption pour les intolérants, et d'autre
part, que l'humanité se révèle dans la difformité,
et la monstruosité (pas celle des bourreaux), seule capable
d'être touchée par la grâce (Elephant man ?).
Les oiseaux
noirs s'envolent de la croix, les gens sont pris de panique, ainsi
que la caméra qui chaloupe, comme si le cameraman même
était en danger. Dieu est absent, là. Un crâne
surgit de la terre, des canons se préparent.
On n'a jamais
été aussi loin. Il est temps, encore, de revenir à
la source. L'histoire s' achève par un nouveau commencement
: un petit enfant vient de perdre sa mère et pleure, accroupi
sur la terre humide.

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