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Les éloges juxtaposés, dans le dernier
numéro d'Esprit1 de l'univers de François Truffaut
et du film de Jean-Pierre Jeunet, Le fabuleux destin d'Amélie Poulain,
avaient de quoi surprendre le lecteur. Ils défendaient en effet deux
conceptions de l'art absolument antinomiques. Marc-Mathieu Münch voit
le point de départ du film de Jeunet d'une manière qui me semble très
juste. Nous vivons dans un monde d'où le rêve est banni. Alors les
uns (Amélie) «sont cadenassés en eux-mêmes par une rêverie trop forte»
et les autres (les parents d'Amélie) «sont paralysés par un réel sec
où leur âme s'étiole».
Mais comment Jean-Pierre Jeunet traite-t-il ce
beau thème? Puisqu'il s'agit d'un éloge du rêve et de son bon usage, le moins
qu'on pouvait attendre eût été qu'il laisse au spectateur un espace pour rêver.
Ce qui n'est pas le cas et ne semble pas troubler M.-M. Münch, pour qui le rôle
du cinéaste consiste à lancer «une balle au bout d'un élastique» dans l'espoir
qu'elle revienne à toute vitesse dans la gueule des spectateurs. «Mais, précise-t-il,
il faut être un artiste. La balle en retour doit frapper la cible en plein centre.
Ce que sait faire J.-P. Jeunet.» Discutable en termes de balistique (la logique
voudrait que la balle revienne à celui qui l'a lancée), cette métaphore prouve,
en tout cas, que le mot «artiste» n'a pas le même sens pour tout le monde. Pour
M.-M. Münch, si l'art consiste à matraquer le spectateur, c'est que l'art ressemble
furieusement au marketing.
Mais là où je suis d'accord avec lui, c'est que
Le fabuleux destin d'Amélie Poulain relève, en effet, du marketing. Le
spectateur est prié de rester à sa place, dans son fauteuil, et de n'en pas
bouger pour mieux servir de cible. Il est condamné à rester passif devant un
spectacle verrouillé. Tout est dit, montré, mâché. Pour J.-P. Jeunet, le spectateur
n'est qu'un consommateur.
Et que lui offre-t-il à ce consommateur? Apparemment,
si l'on s'en tient à l'histoire, un conte de fées moderne. L'héroïne décide,
un beau jour, de faire le bonheur des autres. Jean-Pierre Jeunet, ce «dandy
facétieux accrochant des sourires aux poignées de la vie» (dixit M.-M.
Münch) a quelques inventions qui commencent, en effet, par nous faire sourire.
Par exemple, pour obliger son père à réaliser un vieux rêve voyager ,
Amélie kidnappe son nain de jardin et le confie à une hôtesse de l'air qui,
à chaque escale, envoie au papa la photo du nain à côté d'un monument célèbre.
Ou bien, pour consoler sa concierge éplorée, Amélie confectionne une fausse
lettre d'amour en mettant bout à bout des morceaux de vraies lettres et en les
photocopiant afin d'effacer les collures.
Mais, peu à peu, quelque chose nous gêne. En premier
lieu dans le scénario: Amélie est une dea ex machina, une puissance venue
d'ailleurs, qui noue et dénoue les destinées au gré de sa seule volonté. Et
puis, et surtout, au niveau de la forme. Car, enfin, un film existe-t-il seulement
par l'histoire qu'il raconte? Bien sûr que non: ce qui nous en reste, c'est
l'impact (pour parler comme M.-M. Münch) qu'a produit sur nous la façon dont
elle a été racontée. Or Amélie Poulain est la réplique exacte de son metteur
en scène. Son ombre. Son double. Amélie manipule ses cobayes. Jean-Pierre Jeunet
nous manipule. Amélie ne laisse aucune chance au hasard. Jeunet ne laisse pas
de place pour ce que Jean Cocteau appelait «la part de Dieu», c'est-à-dire l'imprévu.
Jeunet a tout prévu, tout calibré, tout concocté.
Comme la fausse lettre composée par Amélie, comme
les photos déchirées, récoltées dans les Photomaton et patiemment recollées
par Nino, ce film est un immense collage. Un bout à bout. Un patchwork. Il y
a du réalisme poétique à la Prévert et à la Carné. Des personnages secondaires
joués par des comédiens épatants qui rappellent le bon vieux temps des Carette
et des Saturnin Fabre. Des séminaristes en soutane et un enterrement situé arbitrairement
dans les années 1930. Mais aussi des images de synthèse, la mort de Lady Di.
Bref, des collages qui ressemblent fort à du racolage.
On dirait que Jeunet a voulu plaire à tous les
publics: aux vieux et aux jeunes, aux branchés et aux rétros, aux affranchis
et aux bien-pensants. L'histoire est édifiante, mais Nino travaille dans un
sex-shop. Et Jeunet nous ressert le gag (déjà utilisé dans Delicatessen)
des orgasmes simultanés qui font trembler les immeubles.
Delicatessen, justement, parlons-en. Et
aussi de La cité des enfants perdus. Le fabuleux destin d'Amélie Poulain
n'est pas un ovni, comme pourrait le laisser croire l'article de M.-M. Münch.
Il s'inscrit dans une œuvre parfaitement cohérente, même si les deux premiers
films de J.-P. Jeunet ont été réalisés en collaboration avec Marc Caro2.
Delicatessen (1991), comédie grinçante d'humour très noir, et La cité
des enfants perdus (1995), cauchemar sinistre, baignaient dans des couleurs
glauques, verdâtres, et les visages des comédiens étaient volontairement déformés
par l'utilisation du «grand angulaire».
On retrouve cette esthétique très mode
de la laideur dans Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, où elle est en
contradiction flagrante avec l'optimisme et la tendresse revendiqués par le
scénario. Alors qui ment: l'histoire ou la mise en scène? À tous les coups,
c'est la mise en scène qui dit la vérité. Si Jeunet n'a rien perdu de son talent
car il en a , il n'a rien perdu non plus de son goût pour le clip
et le crade. Même la jolie frimousse d'Audrey Tautou (Amélie) a droit au miroir
déformant du grand angulaire (associé à de légères plongées ou contre-plongées
qui n'arrangent rien). C'est que non content de nous manipuler, Jeunet manipule
ses personnages. Pour lui, ce ne sont pas des êtres vivants, mais des marionnettes.
Il ne les aime pas.
Voilà lâché le pire des griefs. Car le clivage
entre les deux sortes de cinéma dont nous parlions au début de cet article,
il est là. Qu'est-ce que François Truffaut, quand il est parti en guerre contre
le «cinéma de qualité» des années 1950, a d'abord reproché à ses réalisateurs?
De ne pas aimer leurs personnages. De les juger. Et même, parfois, de les mépriser.
Dans ce cinéma-là, le destin (ce n'est pas pour rien que le mot figure dans
le titre du film de Jeunet) est tout puissant. Mais c'est un destin délibérément
choisi et imposé par le metteur en scène. Dès le début du film, les personnages
sont posés sur des rails qu'ils ne peuvent plus quitter. L'auteur décide de
tout à leur place. Jamais il ne se laisse surprendre par eux.
Comme au déterminisme s'oppose le libre-arbitre,
à ce cinéma étouffant parce que préfabriqué s'oppose un cinéma en liberté. Des
films qui respirent. Des films généreux, dont les personnages échappent parfois
à leurs auteurs. Et des auteurs qui respectent assez le spectateur pour lui
demander sa participation. Je cite à nouveau Truffaut:
Pas de Lubitsch sans public. Mais,
attention, le public n'est pas en plus de la création, il est avec, il
fait partie du film. Dans la bande sonore d'un film de Lubitsch, il y a le dialogue,
les bruits, la musique et il y a nos rires, c'est essentiel, sinon il n'y aurait
pas de film. Les prodigieuses ellipses du scénario ne fonctionnent que parce
que nos rires établissent le pont d'une scène à l'autre. Dans le gruyère Lubitsch,
chaque trou est génial.
Et un peu de ce génie rejaillit sur le spectateur.
Parce qu'on a fait confiance à son intelligence, il devient plus intelligent.
Parce qu'on a cru à son attention, il devient plus attentif. Le non-dit parle
mieux que les mots. L'ellipse excite l'imagination. Ces ellipses et ces non-dits
ouvrent des failles. Et, comme la nature a horreur du vide, le spectateur s'y
engouffre. Telle Mia Farrow dans La rose pourpre du Caire, il quitte
son fauteuil pour aller se balader dans l'écran. Il devient actif et, dans une
certaine mesure, coauteur du film.
Nous voilà très loin du Fabuleux destin d'Amélie
Poulain.
1. Marc-Mathieu Münch, «Le fabuleux destin d'Amélie
Poulain de Jean-Pierre Jeunet», Claude-Marie Trémois, «La nuit magique de
François Truffaut», Esprit, août-septembre 2001, p. 224-230.
2. Ainsi qu'un court-métrage fascisant, complaisant
et déplaisant: Le bunker de la dernière rafale.

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