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Ce film a-t-il un
genre ? C'est un film d'horreur, de vampires, ni fantastique
(où l'on ne peut pas déterminer si l’insensé
se produit vraiment) ni réaliste, un film étrange,
nouveau, qui peut en évoquer d'autres sans leur ressembler :
Dracula, Crash, Rose-Mary's baby…
Beaucoup de gens,
désagréablement choqués, le détestent :
pourquoi ?
Deux couples sont mis parallèlement
en scène : les Français Cora (Béatrice Dalle) et Léo
(Alex Descas), d'une part, et les Américains, étrangers, Shane
(Vincent Gallo) et June, d'autre part. En arrière-plan, un troisième
couple établit la connexion : Shane et Cora. A l'instar des autres
personnages, Shane ne parle presque pas, mais c'est son point de vue qui nous
guide. Son point de vue, non pas ses pensées, mais ce vers quoi
il porte son regard, ce qui lui tend le cou, et les nerfs, tandis que ses yeux
s'apprêtent à sortir de leur trou, et que ça lui donne une
sacré migraine. Ce trop clair objet du désir : la peau, et
encore, ce qu'il y a dessous. La sienne, laiteuse, un peu jaunie, - il a mauvaise
mine -, est d'un autre blanc que celle de sa femme, June, dont la peau blanche
est onctueuse et fraîche comme un pot de crème. Et quelque chose
de délicat, et fragile, tout de même : un genre de blanc
cassé.
Mort de colchiques au crépuscule
du matin
Le désir est exclusif.
Il s'agit de dévorer l'autre, celui qu'on aime. On ne verra personne
prendre de repas, parce que le ventre n'a pas d'appétit pour autre chose.
Tout commence à l'aube.
Cora, frigorifiée, la mâchoire ouverte, tremblant de froid, sort
d'une camionnette plantée au milieu d'un paysage de banlieue. La pâleur
du paysage, à laquelle répondra bientôt celle des Américains,
va de pair avec le sentiment de ralenti. Juste après, ce sont les couleurs
chaudes jaunes et rouges du jour qui se lève sur les ponts. Il y a ce
plan magnifique d'une chaussure de femme sur une boîte à gants,
sous un éclairage de désir épais difficilement descriptible.
Ces images embuées de teintes différentes, dont l'atmosphère
endolorie est soutenue par la musique de tristesse douce et matinale des Tindersticks ;
gravité en sourdine.
Shane et June arrivent à
Paris, en lune de miel. On les voit pour la première fois en vol, dans
le silence du moteur étouffé, en pleine solitude spatiale. Personnages
inquiétants, à la fois très physiques (la peau, la peau,
on ne voit que ça) et abstraits (dans leur avion, ils ne sont encore
nulle part). Ils ne disent rien, mais leur silence a un sens : soit qu'ils
sont infiniment proches, soit absolument étrangers.
Le personnage de Shane est d'emblée
fasciné, fascinant, si l'on accepte de se prendre au jeu.
Son histoire est celle de la frustration,
par amour, du désir, qui est désir de dévoration. Son mode
d'être, sa réaction,
est une déclinaison de l'existence de Cora, qui elle, est passée
à l'acte. C'est en cela qu'ils forment un couple : c'est de leur
désir qu'il s'agit. Ils ont, par ailleurs, un passé commun.
C'est bien une histoire d'amour :
il suffit de voir le début, le ciel troublant et romantique de l'aube,
au-dessus des ponts de Paris.
C'est aussi un film mélancolique
- lune de miel : la lune, n'est-ce pas, traditionnellement, l'emblème
du mode mineur ? Il décrit un désir vital qui n'a pas de
place, qui se retient d'exister, qui vous ronge jusqu'à la moelle.
Cora et Shane, rouge-gorge
et Blanche-Neige
Cora est dans le désir,
et meurt ; Shane, lui, est dans la séparation du désir et
de l'amour.
Ce qui est nouveau chez Claire
Denis, c'est que le désir peut s'accomplir tout de même, aussi
violent soit-il. Il se rabat sur autre chose que sur l'objet aimé (Cora
mange d'autres hommes, et Shane, une autre femme), mais ne reste pas frustré.
Finalement, Cora et Shane souffrent de la même "maladie" existentielle,
mais à un moment différent de son évolution : le temps
fait son travail.
Au moment précis où
le désir s'accomplit, à savoir quand Shane, cédant à
sa pulsion, dévore une femme, la différence entre Cora et Shane
est abolie. Du même coup, la tension du film disparaît, puisqu'elle
reposait sur cette retenue crispée. C'est cela, sa grande réussite.
En effet, de même que l'essentiel des tableaux tient à ce qui dépasse
des cadres, à ce que l'on est persuadé d'avoir vu alors que ça
n'y était pas, Claire Denis parvient à travers le personnage de
Shane à montrer ce qui se cache même dans l'intimité, elle
donne de la matière à un désir contenu. Jusqu'à
l'échec de ce contrôle de soi, Shane, quoique tiraillé,
en proie à un malaise permanent, est encore maître de lui. En plus
de la manière fantastique dont les corps sont filmés, la résistance
de Shane est mise en relief par le personnage de Cora, en avance sur lui. Elle
s'est entièrement abandonnée à ses pulsions cannibales.
Comme pour s'en convaincre, pour conjurer le danger, Shane dit à June :
" Jamais je ne te ferai aucun mal ". Cora est passée de l'autre côté,
elle a "lâché" (le morceau, serait-on tenté de dire)."Je
ne peux plus attendre, je veux mourir" sont quasiment ses seules paroles. Léo
est obligé de l'enfermer, de barricader sa chambre ; c'est lui qui
contrôle son désir, à elle, qui en est incapable. Et quand
elle revoit Shane, elle essaie aussi de le dévorer. L'univers rouge et
dégoulinant de Cora constitue l'autre versant du monde aveuglant, d'un
blanc opaque, de Shane. Chez Cora, le désir est débridé ;
mais son univers, à l'intérieur duquel une brèche a répandu
de la "consistance", celle du désir, est, à sa manière,
tout aussi confiné, étouffé, coupé du monde par
mesure de protection, que celui de Shane. Le libre cours n'est donc pas le début
de la liberté.
Cora est une créature :
elle est en milieu artistique, donc. L'éveil de la beauté et des
sens est permis… C’est ce que l’on devine dans la très sensuelle scène
de dévoration du jeune homme par Cora. La ligne qui fait basculer l'adolescent
impubère de la jouissance à la souffrance, dans ses cris, est
à peine discernable, il n'y a pas de rupture, c'est comme une danse au
rythme de scène d'amour. Après cela, on voit Cora marcher, avec
humilité dans sa robe blanche qui lui colle à la peau, devant
un mur aux projections rouges sang tellement "vraies". C'est un véritable
tableau, une oeuvre d'art ; car là, quelque chose s'est produit.
This language you're afraid
to learn
Pour regarder ce film, il faut
être capable d'accepter les coordonnées à travers lesquelles
les personnages filtrent le monde. Ils ne vantent rien, pas plus que la réalisatrice,
puisque leur malaise est existentiel, universel (qui ose dire, alors, que ça
n'est pas "intéressant" ?). Claire Denis a réalisé
son film. Il faut redonner leur poids à ces mots, pour les comprendre
- il y a peu de cinéastes qui réalisent. Claire Denis a donné
l'accès à un monde aux réalités outrées qui
puise, avec le désir, quelque part entre le réel et l'imaginaire.
Les spectateurs sont souvent hostiles
au film. Ils le regardent du dehors. C'est aussi de cela que traite ce dernier,
invitation dérangeante à l'étrangeté. Une Parisienne
filme Paris en partie comme une ville étrangère, du point de vue
d'un homme américain. C'est inquiétant, car le familier disparaît.
Il y a un danger à s'y coller, un risque de s'y perdre, comme le jeune
homme qui se fait dévorer, pendant l'amour, ne s'en rend compte que quand
c'est trop tard. On est prévenu, donc on recule, on fait la moue du fond
de son fauteuil, ou encore, on rit nerveusement.
Faire l'amour
Le sujet du film, c'est donc la
souffrance qui naît de la rupture irréversible entre l'amour, et
le désir. Entre le respect de l'autre, qui nous impose une distance,
et son absorption, l'envie de l'engloutir, de le faire sien. Le désir
aspire à l'unité.
Mais de même que le désir
est frustré, car incompatible avec l'amour, l'amour est-il encore possible,
quand il n'y a plus de désir ? Shane ne touche pas June. Il ne lui
fait pas l'amour. Il est arrivé au moment où la séparation
du désir physique et du sentiment est insoutenable : c'est la lune
de miel. Honeymoon, c'est ce qui n'a lieu qu'une fois (et c'est pourtant tout
le contraire d'un "one night stand"). N'être qu'une fois (et pour toujours),
ça serait l'idéal de l'amour, aussi bien que de l'acte sexuel.
Ce qui est tragique dans l'amour, c'est de devoir recommencer éternellement
(Trouble every day).
La stérilité, c'est
la répétition infinie du désir.
L'âme soeur, et l'homme
seul
Le rôle de Léo est
quelque peu en retrait, en apparence. Alors que June est désemparée,
sans ressource devant une situation qu'elle ne peut affronter que passivement,
Léo a un rôle actif. Il est le plus sain des quatre, dirait-on.
Comme June, il désire physiquement, sans avoir besoin de dévorer.
Mais surtout, il a cherché à dire les choses - c'est parce qu'il
parlait trop de ces pseudo-découvertes obscures et fantaisistes qu'il
a de quitter les laboratoires où il travaillait comme médecin
réputé. Léo est aussi un personnage tragique. Il est noir,
tandis que Shane et June sont blancs comme des cachets d'aspirine, Cora rouge
comme un steak saignant. Léo soigne Cora, il l'aime, la protège.
Cora est un peu sa créature, aussi, et lui Frankenstein. N'est-il pas
le mystérieux chercheur que recherche désespérément
Shane ? N'est-ce pas lui, le vrai créateur, à la peau mate
et rugueuse, qui concocte des potions dans son laboratoire personnel, qui cache
son amour, sa création, au monde extérieur, qui la nourrit, alors
qu'elle ne fait qu'agoniser, ingrate, et finit par s’auto détruire, abandonnant
l'artiste dans sa maison calcinée ?

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