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Les deux textes présentés
ici sur Jacques Tati puis Jacques Rozier sont extraits d'un ouvrage
à paraître aux Éditions du Seuil en janvier 2002:
Éclats de rire. Variations sur le corps comique. Après
la Peur du vide et la Violence des images, cet essai
constitue le troisième volet d'une enquête sur les «passions
démocratiques».
Le corps droit, léger et
obstiné
de monsieur Hulot
«Hulot est un furet, passé
par ici, il repassera par là.»
Jacques KERMABON
«Chez nous, Tati était
le seul à donner tous les cinq ans des nouvelles physiques du paysage
dans lequel nous étions, toujours plus surprenantes que la vieille image
qu'on en avait encore. Au fond, je ne pense pas que le cinéma ait un
autre génie que celui-là, ni une autre dignité que celle-là.»
Serge DANEY
Salué par la Nouvelle Vague, particulièrement
par François Truffaut qui a consacré un article aux Vacances
de monsieur Hulot (1953) et manifesté son amitié à
Jacques Tati au moment de l'échec public de Playtime (1967), l'auteur
de Jour de fête (1947) souffre encore aujourd'hui d'une réputation
contrastée. Ou bien il est rattaché à une école
esthétique exigeante sur le plan de la forme, ou bien il est considéré
comme un chantre du terroir qui, célébrant les vertus de la province
française, préfère le monde d'hier aux vertus de la modernisation.
Les thèmes successifs de ses films suffisent à convaincre les
partisans de cette interprétation contestable: la campagne de Jour
de fête, la plage familiale des Vacances de monsieur Hulot,
le vieux quartier en voie de disparition où habite encore Hulot dans
Mon oncle (1958), la ville transparente comme une aérogare de
Playtime (1967), enfin la critique des excès de l'automobile dans
Trafic (1971). Voilà un auteur qui ridiculise la bêtise
des foules démocratiques et ne craint pas de saluer sur un mode nostalgique
les vertus de la communauté villageoise. Et d'aucuns de regarder la scène
de Trafic où Hulot part en rase campagne, traverse les champs
avec sa démarche dégingandée à la recherche d'une
pompe à essence pour que sa voiture puisse redémarrer. Mais n'y
a-t-il pas là un malentendu? Ce plan n'est-il pas plus proche d'une scène
de Week-end de Godard (1967)? Le cinéma de Jacques Tati n'est-il
pas abusivement confondu avec les thèmes privilégiés dans
ses six films? Et la marginalisation qui a suivi le rejet de Playtime
n'a-t-elle pas laissé croire que, victime du système cinématographique,
Tati subissait les conséquences d'une modernité industrielle à
laquelle il était étranger? Il y a là incontestablement
une erreur, l'art comique de Tati qui s'inscrit dans la tradition du comique
muet américain n'a rien d'archaïque. Serge Daney a bien montré
ce qui distingue Les vacances de monsieur Hulot et Mon oncle de
Ah! Les belles bacchantes, ce film tiré d'un spectacle de Robert
Dhéry où Louis de Funès connut l'un de ses premiers succès
publics1. Mais, selon lui, il ne suffit pas de dire que Tati est
un moderne, car il entre dans la modernité pour en décrire les
perversions et en démonter les faux décors, tout ce qui tourne
autour de ce qu'on appellera bientôt la «communication».
De Keaton
à Tati
Tati évoque fréquemment Buster
Keaton comme un comique exemplaire, il aura d'ailleurs l'occasion de le rencontrer
au cours d'un voyage aux États-Unis. Pour l'auteur de Playtime,
le comique de Keaton se reconnaît dans le fait que le personnage subit
toujours la situation et n'intervient pas sur un mode volontariste comme Chaplin.
Buster tente d'échapper à des situations qui se retournent involontairement
contre lui et le condamnent à être une victime ou un fuyard. Au
contraire, Charlot a l'art de transformer des situations «martyrisantes»
en une posture héroïque. Chez Chaplin, le «perdant», le
«loser», se métamorphose souvent en sauveur. Ce qui suscite
l'admiration pour un être moral qui convertit les malheurs personnels
en un bonheur partagé.
Chez Tati, comme chez Keaton, le personnage n'est
pas un être moral, et encore moins un donneur de leçons conspuant
le monde «moderne» dans lequel il vit. Tati est là, et bien
là, il essaie de se tenir droit à l'aide d'une canne-parapluie
qui fait partie de l'attirail de monsieur Hulot. Tati est ce «corps en
apparent déséquilibre» qui essaie de ne pas tomber et de
se tenir debout dignement. D'où le caractère abstrait et forcé
de ses poses et de sa démarche, une manière de se tenir qui exprime
le souci de ne pas basculer dans le vide et de ne pas céder devant l'adversité.
Tati-Hulot ne reprend pas le grand comique de la chute libre, du corps acrobatique
toujours prêt à rebondir et à courir d'une manière
effrénée. Tout aussi sportif et agile qu'un Keaton, lui aussi
formé par le spectacle du cirque et par des one man shows au début
de sa carrière, le corps de Tati feint l'immobilisme alors que le comique
d'avant-guerre a une prédilection pour la chute.
Nous sommes tellement habitués
par le cinéma à rire de l'échec, à jouir de la dérision,
que nous finissons par croire que, devant Playtime, nous rions aussi
contre quelque chose, alors qu'il n'en est rien. Car chez Tati, il n'y a pas
de chute. Les gags sont toujours amputés de leur chute, du moment de
l'éclat de rire. Ou bien c'est le contraire: il y a bien une chute mais
nous n'avons pas vu le gag se mettre en place [...]. Nous sommes dans un monde
où moins ça marche, plus ça marche, donc dans un monde
où une chute n'aurait plus l'effet de démystification et d'éveil
qu'elle a là où l'échec est encore pensable. De même,
l'autre sens du mot «chute». Nous avons affaire à des corps
qui ne sont pas rendus comiques par le fait qu'ils peuvent tomber. C'est le
côté non humaniste du cinéma de Tati. Dans le comique, depuis
toujours, ce qui est «humain», c'est de rire de celui qui tombe. Le
rire n'est le propre de l'homme (spectateur) que si la chute est le propre du
corps humain (donné en spectacle). Chaplin est l'archétype de
celui qui tombe, se relève et fait tomber, le roi du croc-en-jambe. Chez
Tati, on ne tombe presque jamais parce qu'il n'y a plus de «propre»
de l'homme2.
L'option corporelle de Tati, celle qui se vérifie
surtout dans les films qualifiés d'anti-urbains, consiste à vouloir
se tenir droit et à «passer» calmement. Si Keaton ou Chaplin
imaginent bien les perversions de la technique et les menaces des Temps modernes
au sein de la société américaine, ils ne craignent pas
de se cacher dans des anfractuosités ou à la périphérie
des villes, ils se décident même à en sortir à l'occasion.
Une telle attitude n'est plus concevable pour Tati qui observe la disparition
progressive de la Ville, dont la place du marché de Saint-Maur est le
symbole dans Mon oncle, ou les malentendus provoqués par l'architecture
moderne dans Playtime. Alors que les grands comiques d'hier peuvent encore
fuir, se cacher ou trouver des refuges, Tati n'a pour sa part plus d'autre choix
que de traverser, de passer au travers des édifices transparents où
d'autres se fracassent contre les portes vitrées. Dans ces espaces transparents
composés de verre, il n'y a pas de médiation puisque tout communique
avec tout. Rem Koolhaas ne dit pas autre chose aujourd'hui quand il valorise
«l'après-ville» marqué par une continuité rendue
possible par trois éléments, l'air conditionné, le verre
et l'escalator.
L'extension et la continuité
sont la nature du nouvel espace, au point que l'on en perçoit rarement
les limites. Le junk-space adopte tous les dispositifs producteurs de
désorientation (miroirs, brillances, échos, etc.), exploite toute
invention qui permet l'expansion, déploie une infrastructure du lisse:
escalators, sprinklers (diffuseurs d'eau), cloison coupe-feu, rideaux d'air
chaud, air conditionné. Cet espace est scellé, tenu non par sa
structure constructive mais par sa peau, comme une bulle3.
Même dans Mon oncle, le film considéré,
à tort ou à raison, comme le plus conservateur de Tati avec Jour
de fête, Hulot, qui ne cède en rien à la nostalgie,
se soucie seulement de bousculer les simulacres se confondant avec ce qu'on
nomme le moderne.
Ainsi, dans l'avant-dernière
séquence, dont l'action se déroule sur un parking d'aéroport,
les couleurs deviennent plus vives, les déplacements gagnent en souplesse,
en liberté, et prennent même un peu de folie. Les voyageurs sortant
de l'autocar pour s'engouffrer dans l'aéroport ont une agitation qui
confine à la danse et qui aspire d'ailleurs Hulot. Les voitures, déjà,
tournent comme des autos de manège autour du rond-point, et M. Arpel
lui-même, rentrant chez lui réconcilié avec son fils, remonte
la voie en sens inverse de la grosse flèche peinte sur le sol. Une telle
infraction, naguère inimaginable pour l'homme des déplacements
prescrits, est le signe d'un bouleversement des valeurs4.
Le comique corporel de Tati est original: Hulot
doit apprendre à se tenir droit et d'autant plus droit qu'il cultive
l'art de l'infraction en voulant passer sans rien forcer. Il n'est pas droit
et moral parce qu'il aurait raison de se méfier de son environnement,
il est droit parce qu'il cherche à tenir debout, purement et simplement.
Plus d'escapade possible, plus de poursuite, mais la nécessité
de respecter son propre corps, et Parade (1973), ce testament filmé
dans un cirque, ne renoue pas par hasard avec le monde du spectacle. Le corps
de Tati s'y expose d'autant plus qu'il ne veut pas tomber, sombrer. Ce n'est
pas un corps de la résignation, un corps qui tourne à vide, un
corps fou, un corps colérique, mais un corps sage qui veut éviter
de produire des catastrophes.
Pas de catastrophe burlesque
chez Tati (comme on peut encore en voir chez les Américains: The Party
de Blake Edwards) mais plutôt une fatalité de réussite qui
évoque Keaton [...]. Rien ne rate vraiment dans Playtime, bien
que rien ne marche5.
Si la posture du corps démarque bien Tati
des corps fous d'hier ou des corps colériques de l'après-guerre
(de Funès ou Jerry Lewis), elle exprime le lien qui l'unit aux comiques
d'avant-guerre. En effet, Tati n'a pas opté indifféremment pour
le cinéma parlant, il n'a pas fait le choix du muet, du silence absolu,
mais il a travaillé le son de manière inattendue et surprenante.
Si le cinéma de Tati n'est pas un cinéma muet, ce n'est pas un
cinéma où l'on s'entend, où l'on parle, mais un cinéma
qui bouleverse le parlant pour exprimer la modernité dans un langage
approprié. Les dialogues privilégiés sont moins ceux des
individus eux-mêmes que des variations sur le son. Si le corps de Tati
n'est pas un corps de la chute libre, s'il pratique une acrobatie de l'équilibre
intérieur, si son équilibrisme est en apparence plus statique
que dynamique, cette force corporelle s'accompagne de sons singuliers et étranges.
Comme Keaton, Tati ne singe pas un humanisme
de bon aloi: dans une société transparente, son principal souci
corporel est de se tenir droit; dans une société bruyante, il
ne fait pas semblant de parler. Peu harmonieux ou symphonique, le comique de
Tati prétend à l'équilibre tout en ne cherchant pas à
trop se faire entendre, à ruminer des paroles inutiles. Un corps sans
parole n'est pas un corps muet. Bien au contraire, l'absence de rire de Hulot,
l'immobilisme de son faciès, est le signe qu'on ne rit plus automatiquement,
et qu'il faut apprendre à rire, prendre le temps de rire. Non, tout ne
fait plus rire, mais on n'en peut pas moins rire encore. Encore faut-il se tenir
droit, être à l'affût...
Les vacances
du corps ou comment se tenir droit
«Le corps de François,
ou celui de Hulot, sont en forme de ligne, ligne à pêcher des sensations.»
Michel CHION
Le comique d'avant-guerre est bien un comique
de la chute. Devant l'adversité, inattendue ou non, imprévisible
ou non, il faut se rattraper le plus vite possible, se rétablir, se remettre
debout et courir. Courir dans les rues des villes comme Chaplin, faire le tour
des stades comme Buster. Mais chez Tati-Hulot, les chutes sont rares, et même
le brave facteur François se rattrape quand son vélo tangue dangereusement.
Si acrobate et animal de cirque soit-il, Tati ne cherche jamais à montrer
des prouesses, son corps donne plutôt l'impression de synthétiser
les corps de Laurel et Hardy, le petit et le grand, le maigre et le gros. Le
corps de Tati, «synthèse longiligne de corps difformes», est
en apparence un corps sans drôlerie, un corps qui s'habille comme un petit
bourgeois et s'embarrasse d'une pipe et d'un parapluie qui l'empêchent
de sauter ou de faire des galipettes.
Le corps de Tati ne bouge donc pas beaucoup,
il ne s'aventure pas dans des contrées étrangères ou sauvages,
il est apparemment immobile, il ne sort pas trop de chez lui. Dans Les vacances
de monsieur Hulot, il fait les cent pas entre l'hôtel de la plage
et sa chambre, un petit cagibi placé sous les toits, et à l'occasion,
il improvise un tennis peu orthodoxe avec une jeune fille. Dans Mon oncle,
il passe d'un quartier à l'autre, de son grenier à l'usine et
à la maison de l'oncle. Dans Playtime, il marche un peu plus mais
s'arrête constamment, multiplie les haltes, prête attention à
tout ce qu'il entend ou voit. Loin de partir, de quitter la ville, le corps
de Tati s'apprête au contraire à entrer, à pénétrer
dans un monde qu'il ne connaît pas encore. Il est à l'affût.
Tati ne s'en va pas d'un dedans vers un dehors, il ne fait pas immédiatement
le pas mais prend le temps de s'initier à un monde étrange. Toujours
dans une sorte d'«entre-deux», comme sur le pas de porte, sa démarche,
au demeurant fort proche de celle de Keaton, revêt un aspect initiatique.
Tati est d'autant plus immobile qu'il est pris
au dépourvu, qu'on veut le déloger, le bouger et prendre sa place.
Il n'a de cesse de retrouver une place, sa place, même si c'est une autre
place, dans un monde où les places respectives des uns et des autres
sont d'autant plus brouillées qu'on cherche à imposer à
chacun une place qui vaut pour tous les autres. Dès lors, comment (re)
trouver sa place, une place singulière? L'interrogation est présente
dès Jour de fête. Dans ce film, le facteur François,
chargé de la «communication» postale, rentre au village pour
accueillir les forains qui sèment rituellement la perturbation (séduction
des femmes, ivresse) au sein de la communauté villageoise. Mais l'ordre
est particulièrement troublé cette année-là par
la projection d'un film qui porte sur la modernisation de la poste aux États-Unis.
Le facteur François, qui regarde de l'extérieur en mettant un
«il» dans un trou de la tente, est fasciné par les séquences
qui montrent des facteurs/acrobates recourant aux techniques les plus sportives
pour distribuer le courrier et favoriser la communication écrite entre
les individus. Comment «communiquer» comme les postiers américains?
Le village est aussi désorienté
que le facteur François. Aucune trace nostalgique d'un ordre villageois
en voie de disparition cependant: le facteur veut apprendre les règles
d'un nouveau monde de la communication qui pénètre brusquement
sur la place d'un village où les places des uns et des autres sont encore
claires. Entre un ordre villageois et un monde moderne étrangers l'un
à l'autre, il n'y a pas à choisir, à se décider,
mais à découvrir ce monde inédit pour ne pas en être
l'otage. Et François de croire qu'il peut jouer les acrobates, voltiger
avec son vélo et mimer les postiers volants américains! Avec ce
premier film, qui apparaît rétrospectivement comme le plus nostalgique
et rural, les protagonistes ne savent plus trop où ils en sont à
cause de ce projecteur (c'est un film qui perturbe!) montrant qu'un autre monde
existe. Le personnage de la vieille femme aux allures de sorcière prouve
à François qu'il ne peut pas revenir en arrière, tant elle
pousse des cris d'effroi. Faut-il comprendre que Tati fait des concessions et
invite à accepter la modernité et ses folies, à composer
hypocritement? Aucunement. Loin d'être un film provincial, Jour de
fête fait le lien entre les films comiques d'hier le corps
de François est encore mobile et ne se prive pas d'effecteur des acrobaties
vélocipédiques et le personnage moins mobile de monsieur
Hulot. C'est un film qui met en relation plusieurs rythmes de vie, celui de
la vieille paysanne, celui de François, celui des forains voyageurs,
et celui de l'Amérique vue dans le prisme des postiers. Jour de fête,
qui précède le cycle de Hulot, met en scène un monde désorienté,
moins par la disparition programmée de l'espace dit naturel, rural et
provincial, que par la démultiplication des rythmes, ceux de la voiture,
du vélo, de l'avion. Autant de formes de communication...
Les premières séquences des Vacances
de monsieur Hulot font également le lien entre le facteur François
et Hulot. Un car, une voiture lente, une voiture rapide, des vélos...
et, plus tard, un chien couché sur la route qui empêche Hulot d'avancer.
Mais surtout, cette gare surréaliste où des messages contradictoires
et inaudibles incitent les voyageurs à passer d'un quai à l'autre
de manière arbitraire. Absence d'information, variation infinie des vitesses
et des rythmes, sonorisation inaudible, il ne fait aucun doute que le monde
de Saint-Sévère dans l'Indre est lui aussi totalement désorienté.
Est-ce un hasard si Hulot y passe ses vacances? Non, il était temps pour
lui de se mettre en vacance. Loin de correspondre à un thème
bien hexagonal, celui des vacances familiales sur la plage, le choix d'un film
sur les vacances renvoie à la volonté de Tati de montrer un individu
en vacance dans un monde qui apparaît de plus en plus vacant.
Se mettre en vacance, se mettre entre parenthèses, c'est s'arrêter,
avoir le désir de reprendre son souffle. Le facteur François,
avec son habit et son esprit véloce de «médiateur postal»,
aurait pu continuer de faire le tour du village, de faire l'idiot avec sa bicyclette,
il n'aurait pas retrouvé la place qui est la sienne. Sachant qu'il va
perdre sa place, que la poste américaine va le condamner à la
marginalisation, il n'a d'autre choix que de s'arrêter. Et, pour cela,
François se transforme en Hulot, clone de François qui s'arrête
de travailler et prend des vacances.
Désormais, François s'appelle monsieur
Hulot et renonce à en faire trop, à jouer les acrobates sur un
vélo. Aucun excès corporel chez ce dernier, aucune voltige. Aucune
acrobatie volontaire ou involontaire. Non, Hulot cherche surtout à ne
pas trop se faire remarquer et à ne pas faire de cirque. Et même
s'il n'y parvient pas en raison de ses maladresses, il se donne des allures
de vacancier anonyme. Mais il ne pourra faire preuve de discrétion longtemps,
les vacances représentent une parenthèse dangereuse au cours de
laquelle incidents et maladresses se multiplient à cause du changement
de rythme qu'elles imposent. Temps de repos, les vacances invitent à
changer les habitudes. Monde de la vacance, de la retraite estivale, de la rupture
volontaire, la plage et l'hôtel sont des lieux où les accidents
surviennent. «Être en vacance» revient à être à
la merci de tous les accidents possibles et inattendus. Ceux que l'on connaîtra
plus tard dans la Ville transparente: entre Les vacances de monsieur Hulot,
Playtime et Trafic, le constat se précise. Les incidents
se multiplient dans le monde d'aujourd'hui, qu'ils aient été provoqués
ou non par les maladresses de Hulot, qu'ils aient lieu durant les vacances ou
non.
Mais sur quoi repose ce lien insolite de la vacance
et de l'incident? Tati se met volontairement «en vacance», il s'arrête,
et ici, la vacance a pour fonction d'apprendre à riposter aux incidents
qui deviennent un lot commun et font office de rituel quotidien6.
Si grave soit-il, l'incident, cette métaphore inattendue de la vacance,
a au moins trois vertus. Il provoque un temps d'arrêt, crée une
rupture dans l'enchaînement inébranlable de la mécanique
horlogère du monde moderne, et il brise l'échange obligé.
Il fait le lien entre l'accident comique, le gag et la volonté de résistance
au temps hégémonique de la modernité. Il permet à
l'individu Hulot de sortir du mensonge et de la vacance pour se rétablir,
pour exister autrement.
La rupture de l'échange
infini
Le temps d'arrêt des vacances fait doublement
rupture. D'une part, il casse le rythme habituel de l'échange entre les
individus. Croire à la vacance du corps et de l'esprit, c'est imaginer
que le microcosme vacancier correspond à un monde utopique durant lequel
les individus peuvent échapper à l'aliénation du quotidien.
L'expérience de Hulot montre que l'utopie vacancière est une belle
fiction qui a vite fait de mal tourner, à commencer par ce feu d'artifice
complètement raté par sa faute. Le simulacre de la technique,
l'artifice de la fête sont à l'origine de catastrophes. Tout comme
le bal masqué durant lequel personne ne parvient, à l'exception
de Hulot et des enfants, à changer de peau et de personnage, à
se travestir, à devenir un autre. Se mettre en vacance revient à
pratiquer le dédoublement, le travestissement, et c'est la plus grande
vertu des comiques qui n'en finissent pas de changer de peau. Avec les enfants
et une femme étrangère, la seule avec laquelle Hulot noue des
contacts et qu'il salue à la fin, Tati est quasiment le seul à
se déguiser, à se mettre en vacances, à se métamorphoser,
à changer de peau, à muer. Fort symboliquement, l'homme d'affaires
qui se promène sur la plage avec son épouse jette le coquillage
qu'elle lui présente en prétextant que c'est un coquillage parmi
des millions d'autres. Celui qui ne parvient pas à ressentir la singularité
d'un coquillage parmi tant d'autres est un individu qui ne peut changer de peau,
se démarquer de ce qu'il est durant le reste de l'année. Quant
à Hulot, il sera mis à la porte de l'hôtel.
De toute évidence, Hulot,
en tournant autour de lieux où sont des gens qui peuvent l'admettre chez
eux mais aussi l'en chasser, répète une histoire d'admission et
d'éviction: viré par les uns (Arpel, la dame de la SDRC, Reinhart,
le patron d'Altra), adopté ou happé par les autres (Marcel, Schneider,
le patron de bistrot de Saint-Maur, les joyeux campeurs des Vacances),
laissé à l'entrée (par la dame hollandaise de Trafic
à laquelle il ramène son mari), il est toujours «à
la porte», dans les deux sens, pour entrer et sortir7.
L'accident comique
Le microcosme hôtelier et vacancier est
incapable de renverser, sur le mode éphémère du temps carnavalesque,
le comportement qui est le sien durant le reste de l'année. Les clients
se ressemblent tous car ils ne parviennent pas à changer de peau, à
renverser le temps. L'homme d'affaires demeure un homme d'affaires et reste
accroché à son téléphone, l'intellectuel n'en finit
pas de pérorer sur le destin du monde et de cracher sur les bourgeois,
le général en retraite récite interminablement ses hauts
faits et gestes. Il ne se passe rien durant ce temps de vacances. Sauf pour
les seuls vrais vacanciers: les enfants, les jeunes filles qui ravissent amoureusement
Hulot, et Hulot lui-même. Mais le vacancier Hulot qui ne parvient pas
à se mettre à l'unisson avec les autres les faux vacanciers
qui vont l'éjecter exacerbe sa volonté d'être «en
vacance» en multipliant les situations comiques. Les gags sonores ou matériels
qui pullulent dans Les vacances font penser à bien des péripéties
des films de Keaton. Mais une différence subsiste: Hulot ne pratique
pas l'art de la chute comique, il creuse le trou de la vacance en multipliant
les incidents. Alors que Keaton, en cela moins méfiant (ou plus sceptique)
à l'aube de la modernité industrielle, ne s'arrête jamais
et fonce en avant, Tati ne craint pas de s'arrêter. Il s'arrête
en croyant se protéger contre les menaces, mais il n'en finit pas de
provoquer des incidents. Certes, Tati ne s'arrête plus d'être drôle
et de provoquer involontairement des catastrophes comiques, mais une fois qu'il
s'est installé dans un temps de vacance.
Moins heureux, plus inquiet que les comiques
de la période du muet, Tati-Hulot met en scène un temps de rupture
en multipliant les incidents afin de rompre l'échange des discours convenus
et des propos inutiles. Il marque une limite, brise le rythme du temps, met
un terme à la mécanique de l'horloge. Le cinéma de Tati
est un double éloge de l'incident et de la vacance: il est essentiel
de s'arrêter, quitte à ce que cette situation multiplie les petits
drames.
Qu'advient-il du corps de
Hulot?
Comment supporte-t-il ces accidents? Se cabre-t-il?
Se démantibule-t-il? Devient-il drôle à force de se contorsionner
ou de faire rire comme Jerry Lewis en multipliant les gags qui le rendent ridicule?
Au fil des incidents, Hulot tente de résister, mais il ne change pas
de style ou de posture. Hulot ne pratique pas la gymnastique sur la plage pour
devenir un Adonis séduisant, et il n'apprend pas à jouer au tennis.
Paradoxalement, Keaton, qui ne craint pas de se déguiser lors du bal
masqué et se travestit sans gêne, ne change jamais de posture.
Certes, il cherche à se rattraper, à ramasser les morceaux de
tout ce qu'il risque de casser. Mais Tati, lui, cherche à rester droit,
il ne fait pas le pantin, il ne gesticule que pour éviter de basculer
et de se renverser. Tati cherche à rester droit. Il faudrait plutôt
dire: le vacancier Hulot qui est la victime d'accidents qu'il provoque doit
se tenir encore plus droit.
Ainsi, chez la tante de la jeune fille, il cherche
à garder l'équilibre en dépit d'une succession de poses
qui déséquilibrent. Habillé de manière peu clownesque,
Tati se distingue des comportements des comiques d'hier en essayant de retrouver
l'équilibre. C'est un déséquilibré qui veut se tenir
droit. Là où les premiers font semblant de perdre l'équilibre
et ne craignent pas de s'aventurer dans les parages de la folie corporelle,
Tati n'en finit pas de se remettre droit. Comme s'il fallait se parer contre
des coups possibles ou contre l'adversité.
Les corps à corps sont
rares chez lui, alors qu'ils sont fréquents dans le burlesque, mais pas
complètement absents. Il y a dans le cinéma de Tati des bandes
de garçons qui se battent, des hommes qui se donnent des accolades et
des couples qui se serrent de près. Simplement, sa caméra, jusqu'à
Parade, s'en recule8.
Il n'est pas si sûr de lui, Hulot, lui
qui ne se sépare que rarement de son parapluie avec lequel il fait des
ronds pour mieux trouver son équilibre. Si Tati apprend à se tenir
droit sur le plan physique, cela n'est pas sans lien avec la manière
éthique de se comporter vis-à-vis des autres. Constatant que Hulot
oppose finalement la légèreté à la lourdeur, Jacques
Kermabon a parlé d'un comique poids plume qui n'est pas sans renvoyer
aux personnages «angéliques» qui vont apparaître comme
des doubles du clown dans le cinéma de l'époque9:
Hulot, «fils de l'air et
du vent», est attiré par le haut, l'envol. Personnage lunaire
ce n'est pas pour rien qu'il loge au dernier étage comme dans Mon
oncle il s'oppose (dans Les vacances de monsieur Hulot) aux
assis, les vacanciers; de là le tourment que lui donne l'affaissement
réitéré du morceau de guimauve, symbole de son contraire.
Hulot est un poids plume: il pose le pied sur une corde qui se tend et le voici
propulsé dans les airs. Un sac à dos trop lourd lui fait dévaler
la pente qu'il venait de grimper péniblement. Trop léger, il ne
peut pas se stabiliser. Il incarne le mouvement perpétuel, toujours menacé
d'être aspiré par le hors-champ: un cheval qui le tire, le poids
d'une valise qui l'entraîne. Il ne connaît pas la bonne mesure,
jamais à l'heure, trop poli, trop bon joueur de tennis. Une des rares
fois où il s'assoit tranquillement, c'est pour écouter à
plein volume une musique de jazz endiablée effet de contraste
qui annule toute sensation de calme , ce qui a le don de mettre en fureur
les autres vacanciers. Mais regardez-le tout de suite après qu'on lui
a éteint son électrophone. Il tournicote, prend un livre, le repose.
Jamais en place. Assis dans une barque immobile, c'est alors un pot de peinture
qui bouge tout seul autour de l'embarcation10.
Hulot se tient droit, avec légèreté
il trace une piste, sans en avoir l'air, pour avancer sans se laisser happer
par les mensonges. Se tenir droit, avancer droit devant, c'est déjà
une forme de droiture.
Ce sont tous ces personnages imbus d'eux-mêmes,
et dont la parole tourne à vide, que Hulot cherche à éviter
puisqu'il n'a pu les changer. Ce sont des clowns tristes qui ne comprennent
pas que l'on rie d'eux-mêmes parce ce qu'ils sont ridicules, incapables
d'être eux-mêmes, de parler ou de se prendre pour ce qu'ils sont.
Hulot réussit ici une formidable inversion: les personnages clownesques,
de mauvais clowns au demeurant, sont les personnages qui font rire de leur bêtise,
et le personnage le plus terne physiquement, Hulot, est celui qui parvient à
se métamorphoser. Les précieux et précieuses, les hommes
d'affaires qui préfigurent l'Arpel de Mon oncle font rire parce
qu'ils sont ridicules, Hulot fait rire de ses maladresses. Et c'est lui qui
ressemble à n'importe qui. Pour aller de l'avant, se mouvoir, il ne faut
ressembler à personne, il faut se prendre pour n'importe qui, il faut
croire en Hulot. Il ne faut pas avoir peur de se métamorphoser pour nouer
un contact avec d'autres. Hulot est un brave homme qui prend des vacances parce
qu'il ne sait pas trop ce qui se passe dans ce nouveau monde de la communication
que le facteur François a découvert sur l'écran des forains.
Mais son périple ne fait que commencer.
Mon oncle (1958)
Éjecté de l'hôtel, Hulot
rentre chez lui pour découvrir que sa sur vit avec un mari qui
pourrait être l'un des personnages qu'il a rencontrés dans l'hôtel.
Il rentre chez lui, dans son petit appartement d'un vieux quartier parisien
où Jean Renoir ou Jacques Becker auraient pu filmer un bal populaire,
pour découvrir que monsieur et madame Arpel ont fait construire une maison
moderne. Mais il apprend de ceux-ci qu'il doit devenir sérieux, faire
la cour à la voisine (on veut le caser!) et travailler dans l'usine Arpel
que dirige son beau-frère. Il découvre encore que celui-ci a une
fort belle voiture qu'il conduit lentement pour ne pas trop l'abîmer et
respecter panneaux de signalisation et flèches qui se multiplient sur
les voies de circulation. Il découvre enfin que les membres de sa famille
et les ouvriers de l'usine Arpel, à l'instar des non-vacanciers de l'hôtel
de la plage, sont des individus qui suivent sagement les ordres. Les ordres
des machines ménagères pour madame Arpel, les ordres des machines
de production pour les ouvriers. S'ils parlent fort, qualitativement, les Arpel
parlent désormais moins, quantitativement, car la télévision
parle à leur place. Au mieux, ils s'endorment en lisant le journal devant
la télévision. Ce film, qui marque un nouveau temps d'arrêt,
est peut-être le plus manichéen de l'uvre de Tati; on a l'impression
qu'il n'est guère possible pour Hulot de tenir le choc de cette modernisation
accélérée de l'espace urbain, ouvrier et domestique11.
Mais la loi de l'accident y apparaît plus crûment que dans les autres
films: si Trafic met en scène l'accident par excellence, celui
qui est inséparable de la circulation automobile, Mon oncle met
en rapport l'accident avec la modernisation de toutes les sphères du
privé et du public. La force de Mon oncle est de dénoncer
l'aliénation qui affecte l'habitat et la famille jusqu'alors préservés.
Paradoxalement, Playtime qui élargit
à l'échelon d'une ville la maison des Arpel donne l'impression
que Hulot se trouve moins sur ses gardes. Refusant d'être un spectateur
qui observe de l'extérieur la montée en puissance de la machine
urbaine, Hulot va de l'avant. Il pénètre dans la grande Cité
transparente, entre dans la citadelle de verre où il s'incruste pour
voir ce qui se cache derrière. Hulot n'est plus en vacances, il ne vit
plus à la périphérie de la Ville, il est entré dans
la ville de glace, dans cette Maison transparente où il n'y a ni entrée,
ni sortie, ce qui est à l'origine de plusieurs péripéties.
Au moins trois. Il découvre d'abord que la ville est aux ordres, qu'elle
subit l'ordre de chefs qui se montrent de moins en moins (ce sont des voix,
la voix la plus audible est celle du chef qui parle par le biais d'interphones).
Il se rend compte ensuite que les fêtes sont ratées à l'occasion
de l'inauguration du restaurant. Enfin, Hulot, plus silencieux et discret que
jamais, observe que la ville est occupée par plein d'autres Hulot, autant
d'inconnus habillés comme lui. Ce qui ne l'empêchera pas de rencontrer
des gens qu'il connaissait déjà.
L'éternel passage
Avec Playtime, se précise l'idée
d'un comique de légèreté qui permet au personnage de Hulot
d'avancer, de déambuler et de faire quelques bonnes ou mauvaises rencontres:
la rencontre inutile avec la personne avec laquelle il avait rendez-vous, les
deux rencontres successives avec son ami de régiment. Mais il ne suffit
plus d'affirmer que Hulot se tient droit et évite la chute, il avance
désormais à son rythme et ne se trompe pas de direction. Cela
signifie-t-il qu'il va dans la bonne direction? Certainement pas, mais Hulot
sait enfin «avancer». Depuis longtemps, on sait que Hulot «n'est
que l'incarnation métaphysique d'un désordre qui se perpétue
après son passage12». Il n'est que passage, mais il évite
désormais les mauvaises directions d'un monde qui ne fonctionne que par
signes.
Le trajet de Hulot n'est pas celui d'un homme
qui cherche à éviter les pièges (le trou dans la chaussée
du slapstick), à se parer contre les couacs de la machine, mais
celui d'un marcheur qui se méfie de tous les signes mis en scène
aussi bien dedans que dehors, dans la maison que dans la rue ou dans le couloir.
Si le visage de Hulot est neutre, «si aucune partie spéciale de
son visage n'est soulignée comme étant le siège de sa concentration:
ni les yeux, ni les narines, ni la bouche quand il est capté par quelque
chose13», il n'en est pas moins extrêmement attentif,
une «créature d'attention qui n'a pas de face». L'attention
qui redouble l'intensité de ce corps linéaire va-t-elle opter
pour une direction quelconque? La ligne droite qui consiste à couper
à travers champs dans Trafic, ou bien la courbe qui revient à
se méfier des angles droits? On se souvient que le facteur François,
après avoir privilégié les courbes sinueuses et failli
tomber à force de multiplier les acrobaties avec sa bicyclette, a choisi
la ligne droite des postiers américains sans pour autant parvenir à
ses fins. Mais la question «n'est pas d'aller en ligne droite ou en lacets,
c'est surtout de ne pas respecter la ligne qui est écrite, même
quand elle est écrite invisiblement14». Et c'est bien
ce qui fait rire: montrer qu'il est plus simple d'aller tout droit que de suivre
des courbes ridicules, ou bien suivre des courbes quand on nous impose de marcher
à angle droit. Tati n'incarne pas la figure du marginal mais celle du
marcheur, du badaud qui n'en finit pas d'inverser le sens des signes, d'imaginer
que le meilleur chemin possible n'est pas celui qui est prescrit. «Détruire
la netteté par la netteté», la formule d'André Bazin
s'applique bien à ce badaud qu'il faut également dire obstiné.
De la même manière que le «badaud absolu» se tient droit
parce qu'il suit le trajet qui n'est pas imposé, il ne se laisse pas
impressionner par la confusion des rôles entre le privé et le public.
Alors que
le privé semble dispersé
dans l'infini de l'espace: c'est la plage où les gens exhibent leur intimité
corporelle et vivent leur vie de famille, en plein air et au vu de tous. [...]
Dans Mon oncle, la maison des Arpel est comme une usine, pleine de machines,
de bruits et de presse-boutons; d'ailleurs, elle a été dessinée
sur le modèle de Plastac. [...] Inversement, il y a d'étranges
détails privés dans le lieu public et professionnel qu'est Plastac15.
Reprenant le thème vaudevillesque de la
porte, Tati cherche à préserver un écart minimal, et invisible,
entre l'extérieur et l'intérieur. Sans cet intervalle, sans le
respect de ce seuil, il n'y a plus de vie possible, de démarcation entre
la sphère privée et la sphère publique. Tati est à
la porte parce que la sphère publique envahit le privé, et parce
que le monde privé s'incruste dans le public. C'est une double invasion
qui produit la confusion générale dont la télévision
est l'instrument.
Mais en même temps, Hulot se trouve à
la porte, dans un entre-deux pour réinventer le lien entre la
vie publique et la vie privée. Tati est un portier, comme Jerry Lewis
quand il joue les grooms dans son premier film personnel, The Bellboy,
parce qu'il faut remettre en scène, recréer les conditions de
la communication. Loin de voir dans Tati le badaud qui se tient toujours entre
deux portes, entre deux mondes, loin de le tenir pour un cinéaste nostalgique
d'un monde où la communauté était synonyme de communion,
il faut saluer en lui un artiste qui intervient dans un monde morcelé
dont il tente de recomposer les morceaux. Se détournant des signes et
des messages tels qu'ils sont donnés et formulés, Tati est d'autant
plus discret et secret qu'il veut empêcher la rupture de communication.
Pour qu'un message, chez Tati,
puisse être reçu, il ne faut surtout pas en accuser réception
et marquer qu'on le capte, car mystérieusement, mais c'est comme ça,
cela rompt la communication. Le processus même dans lequel le message
se transmet implique une fermeture de quelque chose. C'est pour cela qu'Hulot
n'a l'air de rien, ou qu'il écoute à côté, alors
qu'il est avide de message. [...]. Si Tati divise son film en îlots, comme
il divise, par sa technique du gag, des spectateurs en sous-groupes riant à
différents endroits, mais pas tous ensemble, c'est parce que comme cela,
il y a moins de chances qu'une réaction trop collective, trop ensemble
du public, ne vienne couper la communication. Un certain morcellement de tout,
chez Tati, vise donc aussi à cela: à empêcher la rupture
de communication16.
Il faut renoncer à être un facteur
qui croit en la communication de tous avec tous, et devenir un portier qui n'en
finit pas de retrouver le contact dans un quasi-silence. Il faut lutter contre
un monde de continuité et s'installer dans les zones de discontinuité,
se poster dans les anfractuosités qui exigent de se tenir encore plus
droit. Tati s'en prend au mythe de la bonne communication, celle qui empêche
de parler et de s'entendre. Son comique, qui opère des trous dans cette
trame de la bonne communication, réside dans une volonté acharnée
de ne pas tout laisser tomber, par dépit.
Trafic (1971)
Mal connu ou sous-estimé, Trafic
renoue avec le voyage des Vacances, Tati y reprend la route après
trois films sédentaires. «Contrairement à Playtime,
bâti sur un principe d'exclusion et de tri, Trafic, bâti
sur un principe d'acceptation, accepte et brasse tout17.» L'ambition
de ce film est de montrer, d'une part, que la civilisation technicienne, qui
se veut parfaite, n'en finit pas de produire des accidents, et d'autre part,
que les «n'importe qui» qui se mettent en vacances et provoquent des
incidents sont les individus les plus «droits».
Après la traversée de la ville
dans Playtime, Trafic oblige Hulot à voyager, à
partir ailleurs. Même si la production franco-hollandaise qui l'a rendu
possible a dû peser sur sa réalisation, ce road-movie européen
n'est pas un corps étranger dans la filmographie de Tati. Bien au contraire,
il prolonge la démarche de Tati: après la halte de Mon oncle
qui a précédé le retour à la ville de Playtime,
après le passage de la périphérie à la ville transparente,
Tati sort à nouveau de la ville pour emprunter les grands axes de circulation
qui vont le conduire en Hollande dans un palais des expositions où sont
présentées des voitures. Aucun retour à la campagne dans
ce déplacement ponctué par une série de mésaventures.
D'un édifice transparent à l'autre, ce sont des axes routiers
qui rendent possible le transport, et des voitures sont les instruments de la
circulation rapide. On ne sort plus de la ville, les territoires ont laissé
la place aux flux, les grands axes de circulation évitent les périphéries,
les campagnes, les espaces relégués où Tati ne pourra pas
s'empêcher de se rendre au cours du voyage. C'est à l'occasion
d'une panne de sa voiture qu'il s'arrête et se retranche dans un garage
isolé au bord d'un canal, marquant ainsi un arrêt qui est une discontinuité
dans un espace sans fissures. Plus encore, Tati quitte la France, le cher pays,
et se heurte à un personnage féminin, à une belle étrangère,
Maria, dont il tombe progressivement amoureux. Loin de la passion provinciale
qu'on a pu sottement reprocher à Tati un émigré
russe du nom de Tatischeff , voici Tati ravi de se rendre à l'étranger
et séduit par un personnage féminin.
Ni parlant,
ni muet
Si l'originalité sonore du cinéma
de Tati suscite l'admiration, l'erreur serait d'enregistrer la seule virtuosité
du travail de l'artiste sur la matière sonore. En effet, alors qu'on
range spontanément le cinéma de Tati du côté du parlant,
ses films apparaissent comme des produits sonores hybrides, relevant à
la fois du parlant et du muet. Tati ne cherche pas tant à revenir au
muet par mépris du bavardage qu'à rendre sensibles les défaillances
du sensible. Même s'il s'en moque à l'occasion, Tati se demande
comment des individus sont aujourd'hui susceptibles de communiquer, c'est-à-dire
de «s'entendre» avant même de parler. La tâche des cinéastes
au temps du parlant n'est pas de montrer des gens qui parlent pour faire croire
qu'ils ont quelque chose à dire, mais de faire peser le soupçon
sur les vertus de la communication et de mettre en doute les pouvoirs de la
langue. Comment s'entendre? Comment parler? Mais surtout, comment montrer des
gens qui parlent pour ne rien dire, et comment laisser entendre que l'on n'est
pas condamné à parler dans le vide, comme tous ces autres qui
«communiquent» entre eux?
L'inventaire des sons
Tati-Hulot parle peu dans ses films, et de moins
en moins. François le facteur, non sans accent, aime parler, surtout
quand il a bu un coup de trop. Mais ensuite, Hulot va laisser parler les autres,
au risque que tous ces parleurs le condamnent à toujours plus de silence.
C'est le cas des clients de l'hôtel de la Plage qui ne connaissent qu'une
tournure de langage, celle qui correspond à leur narcissisme. C'est aussi
le cas des Arpel, dont le langage stéréotypé fonctionne
comme une machine et dont les bruits composent un environnement sonore. Dans
Playtime, les voix se font de plus en plus mécaniques, elles forment
un bruit de fond, la voix des hôtesses et des répondeurs branchés
sur les interphones prennent le dessus en mixant un ton chantant, musical, et
une brutalité toute mécanique. Hulot se fait particulièrement
mal comprendre car il continue à parler clairement, en ce sens qu'il
désire s'exprimer. Cependant, le cinéaste ne se contente pas d'un
constat à la Ionesco, il veut prouver qu'il est possible d'entendre quelque
chose, voire quelqu'un, si l'on prête l'oreille. De même, il n'est
pas interdit d'exercer son regard et le regard du cinéaste se fait plus
ou moins «malentendant». Le travail sur le son de Tati et de ses collaborateurs,
dont les séquences de la fontaine dans Mon oncle sont une expression,
a pour ambition de déclencher une écoute véritable dans
un monde où tout se technicise, où les individus sont de beaux
parleurs, des automates qui répètent indéfiniment les mêmes
choses dans l'illusion de manifester leur singularité. Répétitive,
la parole n'a guère de signification et ne se prête pas à
l'écoute, c'est pourquoi le personnage du «vacancier» doit
se mettre, en pleine ville et en plein embouteillage, en vacance de l'il
et de l'oreille. L'écoute et la parole sont des accidents quand règne
le bavardage continu de la communication généralisée.
C'est dans cette optique que l'on doit comprendre
l'inventaire des sons que met en scène Tati. Maurice Pialat, qui a bien
connu Tati, a évoqué à son propos «un cinéma
muet, mais sonore», à l'occasion d'une comparaison avec Robert Bresson.
(Chez ce dernier), précise-t-il,
il y a cet acharnement, beaucoup plus accentué que chez Tati, à
faire parler les personnages d'une certaine façon, une espèce
de monophonie. Tati, lui, a fait un cinéma muet, mais sonore. L'un et
l'autre sont les fruits de la défaite française et de la guerre.
Je suis très obsédé par ça: il me semble qu'il y
a quelque chose qui va dans le sens de cette réserve18.
Effectivement, cet art d'un muet sonore
ne correspond pas à un exercice technique, c'est une manière de
réorienter l'oreille quand elle ne fait plus la différence entre
les sons. Comment faire la différence entre les bruits, le babil et les
sons les plus divers de la terre? L'observation des sons chez Tati, qui provoquent
des effets comiques indéniables, est une manière de réorienter
corporellement l'individu en perte d'espace.
Grâce à un procédé
remarquablement orchestré, Tati joue des sons les uns contre les autres
pour en montrer l'absurdité, l'inanité, ou au contraire la puissance.
Ainsi la coupure du contact de sa voiture dans Les vacances... provoque-t-elle
un silence apparent qui met en valeur le chant des oiseaux et le son des balles
de tennis. Arrêter un bruit, c'est évoquer les autres bruits, quitte
à favoriser le silence de tous les autres sons. Mais qui ne distinguera
pas la sonorité musicale du chant des oiseaux, du bruit de la voiture
pétaradante et de celui des balles sur les raquettes? L'inventaire des
sons revient à établir une hiérarchie entre les sonorités
qui ne redouble pas seulement le clivage du naturel et de l'artificiel. Tout
comme le corps, pourrait-on dire, les sons doivent se rétablir, se tenir
droit, être dignes, se laisser entendre et ne pas se perdre dans l'insignifiance
d'un langage brouillé et de sonorités mélangées.
L'esthétique cinématographique de Tati passe par une valorisation
des sons qui n'accepte pas pour argent comptant la langue bien articulée
des vacanciers d'hôtel ou des hôtesses d'aéroport. L'opposition
du parlant et du muet laisse place à une matière sonore hybride,
le muet sonore, qui fait le lien entre le comique muet d'hier et le comique
bavard le plus contemporain.
Les images de l'enfance
Tandis que Tati-Hulot traverse droitement et
silencieusement la ville pour tenter de mieux s'orienter, il essaie d'entendre
des voix à travers la démultiplication des sons et la cacophonie
apparente. Entre la marche et la volonté de faire un lien avec d'autres,
le son intervient comme une médiation active. D'où le rôle
que jouent les enfants dans les films de Tati: l'enfant est un grand perturbateur,
un Hulot miniature qui mérite des fessées. Au début des
Vacances..., se succèdent l'image de l'enfant qui reçoit
une fessée sur le quai et celle de l'enfant qui passe sa tête à
travers le volant du car. L'enfant n'intervient pas comme un personnage obligé,
il incarne l'individu qui apprend à parler, à entendre, celui
qui oscille entre le cri (de la fessée, du bébé) et le
sifflet (Tati fait l'éloge du geste de siffler). Si l'apprentissage des
sons est l'un des ressorts de l'esthétique cinématographique de
Tati, elle évoque la figure de l'enfant, cet acteur comique par excellence
qui n'a pas renoncé à rêver et n'a pas la prétention
de trop bien parler19.
Bien parler ne veut rien dire chez Tati, il n'y
a d'autre volonté que de parler droit et, là encore, cela veut
dire choisir le son approprié: chanter, siffler, babiller, mais surtout
ne pas prétendre parler bien puisque on risque alors d'entendre un monologue.
On le sait, l'enfant aime rire, il est pris de fou rire, il ne cesse de faire
passer par sa bouche des sons qui ne sont pas de belles paroles. Il n'a pas
peur des accidents de la langue et du son. Qu'on ne s'y trompe pas, l'apprentissage
de la langue n'est pas celle du bien parler «autoréférentiel»
des faux vacanciers, mais celle de la variété du matériel
sonore. Contrepoint d'un espace de plus en plus balisé, la matière
sonore de Tati est le matériau d'une expérience. Si l'espace paraît
normé et peu susceptible de transgressions, la matière sonore
est au contraire un «passage obligé» pour celui qui veut retrouver
un semblant d'orientation.
Quels sont les sons et les voix qui semblent
le plus atteindre Hulot? Ceux des enfants et des jeunes femmes. Si le son est
une matière première du lien, il se développe sur le mode
inattendu de la généalogie. De même qu'il ne faut pas seulement
attendre les accidents qui font rire du faux ordre d'un monde soumis aux critères
de la technique, il faut voir et entendre comment se maintient le lien. Et cet
Hulot qui représente «n'importe qui» est un homme qui se prend
pour le père des enfants qu'il n'a pas eus, mais aussi un homme que la
présence féminine ne laisse pas insensible. C'est une dette que
Hulot contracte envers l'enfant car celui-ci, loin d'être endetté
vis-à-vis des adultes, rappelle à ceux-ci leur part d'enfance,
de rêve et le désir d'apprendre, de devenir un autre, de se travestir.
Mais l'enfant ne renvoie pas seulement au roman familial, il exerce un regard
qui ne peut laisser Tati indifférent. À l'occasion d'un numéro
des Cahiers du cinéma qui laissait carte blanche à des
cinéastes, «Tati avait choisi de commenter le dessin d'un enfant
où il lisait les traces d'une perception encore pure, pas encore gênée
par les fautes d'orthographe inhérentes à tout film». Avant
tout positif, il concluait: «Ce sont les regards incisifs de ces jeunes
aujourd'hui qui vous engagent à ne pas abandonner20.»
Hulot est un père/enfant et un amant potentiel.
Dans Mon oncle, jamais l'amour d'un enfant n'a été aussi
manifeste, et le lien spatial entre deux quartiers y redouble le lien entre
deux générations. Dans Les vacances..., la jeune fille
séduit Hulot qui ne parvient pas à ses fins, et c'est l'étrange
hôtesse de Trafic qui apparaît comme la femme la plus proche
du pauvre Hulot. On se souvient de la dernière image où ils descendent
ensemble dans le métro après avoir été licenciés
par leur patron. Tati et l'hôtesse ne vont pas s'enterrer dans la ville,
ils manifestent un écart, ils descendent dans un souterrain, ils partent
ailleurs. À l'étranger, là où il a connu cette belle
étrangère. Signe qu'on peut échapper à l'espace
transparent et à la citadelle de verre.
Traduire l'étrangeté
du monde
La passion sonor

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