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Seul au monde est l’histoire
de Chuck Noland, un homme ordinaire violemment projeté dans
une situation extraordinaire : rescapé d’un
accident d’avion
en plein Pacifique, il survit pendant plus de quatre ans seul sur
une île grande comme quelques terrains de foot.
Noland’s
Island
Un crash propulse
un personnage dans un état de pure détresse :
point de départ de l’histoire
proprement dite, l’accident
préliminaire provoque ou justifie notre intérêt
pour le personnage.
Celui-ci nous est présenté dans un premier moment
du film. Après le crash, Chuck échoue miraculeusement
sur une île déserte, une sorte de gros rocher. Mais
il est entièrement démuni. C’est
là que s’esquisse
l’idée
directrice du film, son noyau : comment survivre isolé
sur une terre que personne n’a
probablement foulée, où ne poussent presque que d'
insolents cocotiers ? Comment se nourrir et comment ne pas
désespérer, ni devenir fou, dans la solitude complète :
deux questions au cœur du film.
Comment vivre sans être vu,
sans être présent pour l’autre,
sous le regard de l’autre ?
Est-ce possible de filmer avec justesse celui qui apprend à vivre radicalement
seul ? Pour le spectateur, la caméra instaure d’emblée
une présence, qui préexiste au film. Or la solitude de Chuck sur
l’île,
celle qui pourrait le rendre fou, n'"existe" plus dès lors qu’elle
est donnée à voir. D’ailleurs,
on verra que cette solitude là n’est
pas filmée, ou si elle l’est,
c’est après coup. Que filme-t-on ? Puisqu'il ne s’agit
pas de connaître, ni de faire l’expérience
même indirecte des ressources de l’âme
humaine dans la détresse, le film ne se réduit-il qu'à
un film d’action,
ou de suspens, original puisque sa tension repose justement sur l'absence d’acteurs
autres que le personnage principal ? Pas seulement, et le film, précisément,
instaure un regard sur l’histoire,
et ce regard provient de plusieurs sources. Essentiellement : le réalisateur,
les spectateurs, Chuck Noland (remarquons comme dès l’affiche
son regard porte loin, Tom Hanks a l’air
de regarder vers l’horizon),
son double Willy et la baleine, aussi, qui, indéniablement, regarde,
et elle est la dernière à le faire, et dans son œil c’est
toute l’île
qu’on
ne voit pas comme le gros corps de l’animal
et la mer qui regardent et assistent au départ de Chuck. Le film est
au croisement de ces différentes prises de vue, et s’il
paraît creux à certains, c’est
aussi parce qu'avec une telle forme il ne peut rien (dé) montrer.
Bande-annonce
Tout commence avec un paquet, ou
plutôt deux paquets : un qu’on
abandonne après son départ depuis un coin apparemment paumé
des Etats Unis (ce qui reste flou, tout comme l’expéditeur
et le contenu du paquet, qu’on
ne voit pas) pour suivre l’autre
jusqu’à
son arrivée à Moscou. Là tout se précise :
le colis contient un chronomètre qui était destiné à
évaluer l’efficacité
de la société de routage concernée dans une de ses branches,
à Moscou. Malgré le savon que passe le cadre américain
chargé de l’organisation
de cette mission aux employés locaux, tout laisse entendre que la Fedex
— dont le spectateur averti n’ignorera
pas l’existence
— est une société de routage puissante, efficace, et exigeante.
L’activité
de la Fedex pendant ces dix premières minutes est filmée d’une
façon ironiquement propagandiste, tout y participe : la musique,
la rapidité des enchaînements, les dialogues non traduits, la façon
miraculeuse dont les paquets passent de main en main, pour finir dans celles
d’un
petit garçon à vélo. La transmission est fluide, elle ne
connaît aucun heurt. Avant donc d’être
introduits au personnage principal, qui n’est
autre que ce cadre pragmatique et autoritaire incarnant les valeurs de son entreprise,
on est porté par une espèce de faux clip publicitaire. Présentée
ainsi, la Fedex ne ressemble pas à une simple entreprise : étant
une société de transports de colis, elle ne fait pas que quadriller
la planète - puisque ses réseaux sont illimités - se rendant
en tout lieu à toute vitesse, elle impose par cette activité une
forme de monde (ou serait-ce le monde qui est comme ça ?), appelle
aussi une façon de filmer ce monde : net, lisse, linéaire,
fluide…
Parallèlement, ou au dessus, parce qu’il
faut bien quelqu’un
pour organiser tout cela, il y a le pouvoir, ou plutôt l’autorité.
Un groupe de gens bien organisés qui s’occupent
de tout, à condition que d’autres
travaillent et soient efficaces. C’est
sous leur impulsion qu'apparaît l’autre
aspect de la Fedex, qui véhicule une vision du monde déterminée
par ces valeurs : la rapidité et l’énergie.
A côté de cela, on peut remarquer que la mission de transporter
des paquets - des objets qui relient — dont on ignore le contenu jusqu'à
des destinations isolées pour des individus particuliers a quelque chose
d’assez
beau, outre son caractère romanesque, c’est
une activité "humaniste" en soi : celle du facteur mondial (de même
que toute une série de métiers tels ceux que l’on veut faire quand
on est enfant : boulanger, pilote, infirmière, fermière…).
Ce que vantent implicitement ces dix premières minutes de publicité
détournée est aussi à prendre au sérieux. Mais que
faire une fois que toutes les distances sont abolies et que le monde est transparent,
à portée de main ; est-ce même encore excitant d’appeler
sa petite amie de Moscou avec son portable parce qu’on
se trouve devant le Kremlin, chez les Russes, qui, tout compte fait, ne sont
pas des barbares ?
Ce commencement ambigu, c’est
une première vue, aérienne, un vol plané pris dans son
cours par le réalisateur, où lui même, comme la Fedex, ne
touche à rien, mais participe de l'harmonie surfaite des déplacements,
la prolonge même un peu.
Téléphoné
On voit donc Chuck au téléphone
avec sa petite amie, et une personne commence à se dessiner, plus seulement
un type (celui du cadre capitaliste médiocrement sympathique). Après
ce début, survol enthousiaste autour du motif de la Fedex, on est introduit
dans un cadre plus intime : Chuck au repas de Noël avec sa petite
amie Kelly, et la famille de Kelly. L’ambiance
est conviviale et plutôt calme, le Chuck posé de cette scène
contraste avec le personnage surexcité de la précédente.
C’est
la vie familiale et sentimentale du couple qui est esquissée, de façon
bien académique : Kelly et Chuck ont l’air
de s’aimer,
mais leur vie de couple est fragilisée par l’activité
professionnelle de Chuck. Ce qui explique leur gêne quand les convives
empressés font allusion à des fiançailles prochaines. Le
conflit entre la vie affective et professionnelle se matérialise dans
le beeper de Chuck dont il est beaucoup question ; et malgré sa
bonne volonté - elle essaie de prendre les choses avec humour -, Kelly
souffre de cette condition et peine à dissimuler son amertume. Surtout
lorsque le fameux beeper beepe, comme on pouvait s’y
attendre, au moment crucial de la remise des cadeaux. L’objet,
ici, ne relie plus, il sépare. Chuck est contrarié, mais il doit
repartir sur le champ. Les cadeaux seront remis dans la voiture, et Kelly va
(encore ?) se retrouver cruellement seule avec sa famille le soir de Noël
et du nouvel an. Au moment du départ, Chuck est tout de même réhabilité
par le cadeau en forme de petit cube (un symbole de tendresse qui est comme
l’envers
du beeper) qu’il
remet en toute dernière minute à Kelly. Elle n’a
même pas le temps de l’ouvrir,
mais en devine le contenu. Ses yeux s’illuminent,
son visage s’anime,
le futur reprend des couleurs…
Clos par nécessité
Certains ont remarqué que
le réalisateur semblait avoir négligé ce petit paquet un
peu magique, puisqu'il a le pouvoir de rendre Kelly heureuse, sans être
ouvert, et que l’on n’y
fera plus allusion jusqu’à
la fin. C’est
surprenant pour un film aussi bien ficelé. Oubli ou intention du réalisateur ?
Impossible de savoir, mais si ce n’est
pas un oubli, il est intéressant de remarquer que le petit cadeau n’est
pas le seul colis à n’être
pas ouvert, c’est-à-dire
pas ouvert en public, aussi "sous nos yeux". Outre la société
pour laquelle travaille Chuck qui livre des paquets, et ne commerce avec rien
d’autre
que des emballages, Chuck sur son île continue — ironie du sort — à
recevoir ceux que la mer lui envoie comme si dédaigneuse, elle voulait
lui rendre tout ce qui lui appartient, jusqu’à
ses morts. Non seulement Chuck hésite avant de les déballer (par
peur d’être
déçu ? par conscience professionnelle ?), encore se
garde-t-il bien de les ouvrir tous. Celui qu’il
conserve, et sauve pendant l’évasion
hors de l’île
sur le radeau, il ira le porter en mains propres à la toute fin du film,
dans un lieu que l’on
reconnaît : c’est
là que commençait le film. Et il s’achève
entre quatre chemins, Chuck et son paquet - fermé, toujours - à
la main.
Pour revenir au soir de Noël,
le personnage de Chuck à ce stade de l’histoire
est déjà loin de sa première apparition ; non pas
qu’il
semble avoir évolué en un temps si court, mais la sommaire présentation
de sa personnalité est achevée, et elle s’est
faite d’un
ensemble de petites choses qui permettent de le "caractériser". Chuck
lui même parle peu, et semble encore moins tourné vers lui, dans
le sens d’une
réflexivité. Sans être romantique ou sentimental, sans se
réduire non plus au simple type de l’homme
ordinaire relativement aimable, même s’il
y tend un peu, Chuck Noland est doué d’une certaine pudeur. Ce qui ne
l’empêche
pas de se montrer agressif envers les employés de la Fedex. Mais il y
a dans son regard et dans son rapport avec sa petite amie comme une introversion,
un non-dit qui n’est
pas non plus un secret (parce qu’à
sa manière, il est lui aussi un paquet emballé). Est-ce confondre
le caractère de Chuck Noland et le jeu de Tom Hanks ? Cela ne ferait
que révéler la qualité de sa performance.
Le rappel de l'heure
Le départ nocturne du 24 décembre
se fait donc sous le signe de la séparation et de la promesse des retrouvailles,
et alors qu'elle était la première abattue, c’est
finalement Kelly qui semble au dernier instant la plus apte à surmonter
cette nouvelle absence, encouragée par l’excitation
que suscite le cadeau qui n’est
pas encore ouvert, tandis que Chuck qui a déjà le sien est momentanément
vidé de son énergie. Il vient de recevoir de Kelly une vieille
montre à fermoir que celle-ci avait héritée de son grand
père et à l’intérieur
de laquelle elle a inséré une photo d’elle.
Objets hautement symboliques s’il
en est, vecteurs d’une
inépuisable énergie, la montre, puis le ballon de rugby transformé
par Chuck en Willy sur l’île,
seront les deux seules réalités qui par leur pouvoir évocateur
l’aideront
à vivre, devenant même des conditions de survie aussi essentielles
que la nourriture. Pour ce qui est de la montre dont il est déjà
question, elle ne fonctionne naturellement plus après le crash, mais
la photo est quasi intacte. (Ce réseau de "signes" tels qu’il
les recevra sur l’île
semble dire : le temps a bien éclaté, les distances n’existent
plus, tout est maintenant immédiat, oui, mais dans un autre sens. Parce
que la chute de l’avion,
c’est
aussi l’échec
de la Fedex dans sa tentative à réunir tous les points, à
écourter le temps. Maintenant, il n’y
a plus qu’un
point : l’île,
et la question du temps et de l’espace
est entièrement inversée, les données totalement nouvelles.)
En cela, la montre à fermoir est un condensé de l’existence
de Chuck, elle constitue un des lieux après l’accident
et une allusion sarcastique à l’échec
des valeurs de sa société involontairement anticipé par
Kelly (une petite revanche du personnage ?). Sinon, ne serait-il pas étonnant
que Kelly fasse don à son petit ami d’une
montre, alors que toute la soirée elle a amèrement fait allusion
à la frénésie décourageante des beepers ? Ou
serait-ce par une sorte de zèle agressif à visée culpabilisatrice,
comme si elle voulait dire à Chuck que malgré toute la souffrance
qu'elle lui inflige, elle encourage son activité professionnelle ?
Ou bien n’est-ce
pas parce que, outre la valeur sentimentale évidente de l’objet,
elle pressent que la mécanique est rouillée et que la montre encore
utile ne sera bientôt plus qu'un bijou démodé ? On
peut difficilement définir exactement tout ce qu'elle contient, mais
que l’objet
renferme beaucoup, cela n’échappe
pas à Chuck. On peut en résumer ainsi l’effet
(qui est lui même effet d’autre
chose, à laquelle il donne forme) : il met Chuck dans une humeur
discrètement mélancolique. L’état
d’esprit
dans lequel il quitte le sol n’est
pas anodin, puisque c 'est le dernier avant le bouleversement de sa vie, et
il se prolongera pendant tout son séjour forcé. L’accident
n’arrive
pas à un moment d' exubérance comme au début, il se produit
justement quand Chuck avait le moins envie de partir. A ce moment, Chuck n'
est plus quelqu'un d' aussi entier qu 'au début, perçu comme le
représentant d’un
type d’homme
dans la société, du moins son portrait s’est-il
affiné, le réalisateur nous fait voir que tout simplement, il
a une existence sentimentale, spirituelle : il y a quelque chose de plus
bancal, dans sa personnalité, que le cadeau de Kelly semble avoir excité.
Bref, au décollage Chuck est devenu presque romantique (ou bien est-ce
juste le mélo qui reprend ses droits dans un sursaut avant la catastrophe,
comme il le fera à la fin du film, célébrant par là
le triomphe de l’académisme,
ce qui vaudra au film d’être
lynché par des spectateurs ?).
La chute
Et il le reste pendant la très
édifiante scène de l’accident,
alors qu'au lieu de suivre les ordres des stewards et des collègues le
sommant de se mettre à l’abri
et d’enfiler
sa bouée de sauvetage, il s’entête
à récupérer son cadeau, sa montre, qu’il
vient de faire tomber, comme si elle lui était déjà devenue
indispensable. Qu’est-ce
qui constitue la beauté de cette scène ? Pourquoi m’a-t-elle
tellement impressionnée alors que j’ai
vu tant d’autres
scènes de crash bien plus spectaculaires ? Si ce n’est
pas seulement dû aux effets spéciaux — bien que leur emploi joue
aussi un rôle très important, justement dans la retenue dont il
est fait usage, et qui, les rendant moins visibles, augmente leur effet :
parce que c’est
moins "impressionnant", "inouï", la distance qui s’établit
d’ordinaire
naturellement avec le spectateur est resserrée — ce n’est
pas non plus (pas encore) lié au héros auquel on ne peut pas vraiment
s’être
déjà attaché, quoique l’épisode
de la montre soit une suggestion en ce sens. Enfin, on ne peut pas non plus
vraiment rendre compte du succès de cette scène par le suspens,
même si évidemment, il est une des "composantes ", car tout le
monde sait que Chuck va s’en
sortir. A l’inverse
des films catastrophe, dans celui-ci l’accident
n’est
pas le noyau du film, à l’intérieur
duquel se développent les différents épisodes et rebondissements
où l’on
se demande qui va survivre, comment, quelles seront les chutes, etc. Le
dénouement du crash n’est
pas la fin de l’histoire.
L’histoire
commence par un crash, et loin d’être
l'horizon du film, il le fait débuter. Cela, le spectateur en a conscience
en allant voir le film, il porte alors son attention plutôt sur la suite,
il se projette déjà dans l’après :
et c’est
peut-être ça, la réussite de cette scène, peut-être
qu’elle
tient justement à son caractère accidentel et fonctionnel (accidentel :
puisque le crash est un début, comme tout commencement il a un caractère
gratuit, il n’est
pas le sujet du film. C’est
un petit avion auquel arrive un stupide accident, qui aurait aussi bien pu ne
pas se produire s’il
était parti quelques heures plus tôt, et le hasard ici ne témoigne
d’aucune
nécessité divine, n’a
pas de sens au premier abord, c’est-à-dire
dans la façon dont l’accident
est amené. On s’y
attend parfaitement, et le réalisateur ne joue pas avec notre attente,
ne nous prépare pas avec de la musique, par exemple, comme s’il
refusait de donner un sens à la scène. Fonctionnel : d’un
point de vue scénaristique, on peut dire qu’il
s’agit
de trouver une bonne raison au fait que Tom Hanks se retrouve tout seul sur
une île. A l’instar
de Robinson Crusoé, on a trouvé plus intéressant que le
héros soit contraint, plutôt que dans cette situation de sa propre
initiative. En fait, on n'a pas vraiment eu le choix car les retraites volontaires
et artificielles qui sont très en vogue autant que médiatisées
depuis quelques temps, en particulier chez les navigateurs, ne sont pas des
motifs très excitants pour la création d’histoires
à suspens. Tout ce qui est délibéré ne peut pas
entrer dans l’ordre
du romanesque, du moins du dramatique.). Tout l’accident
n’est
pas donné à voir, seulement quelques passages cruciaux, la scène
est donc assez brève ; il n'y a pas de musique, et l’avion
n’est,
je crois, pratiquement pas filmé de l’extérieur.
L’ensemble est finalement plutôt "intime", et Chuck n’a
jamais été aussi vivant que là, à quatre pattes
cherchant sa montre, dans un petit avion en train de se désagréger.
Du bruit, des objets qui tombent des compartiments à bagages, des secousses
violentes, quelques cris, une confusion : la mise en scène est simple,
les effets spéciaux sont discrets, et ce qui est finalement le plus manifeste,
ce n’est
pas l'intensité ou la violence, mais la fragilité. Chuck est filmé
de près. Les portes claquent, des choses volent, quelqu'un prend un coup,
la tempête qui se déchaîne n'est pas spectaculaire :
mais d’ici,
il semble que tout l’engin
ne soit qu’un
assemblage de pièces si légères qu 'un souffle suffit à
les démonter. On prend conscience de la précarité de l'
espace clos, et du manque d’épaisseur
entre l’extérieur
et l’intérieur.
Après tout, les parois intérieures de l’avion
sont dans une sorte de matière plastique. Finalement, tout s’éteint,
il fait aussi nuit que dehors, les restes de l’avion
sont à l’eau,
Chuck aussi, sans gilet, mais il parvient vite à attraper le canot de
sauvetage. Tout est arrivé sans qu’il
ait eu son mot à dire. Contrairement aux personnages habituels des films
catastrophes qu 'on verra exploiter leurs ressources et toutes les possibilités
de l’instant
jusqu’au
bout, là l’accident
ne se "déroule" pas avec une montée de la menace, des recours,
une aggravation de la situation. L' accident, en quelques moments et des ellipses,
se produit, silencieusement, et ainsi proche de la réalité, avec
le même caractère inévitable et exclusif. Quand cela a eu
lieu, que des hommes y ont laissé leur vie, c’est
sans appel, et un avant de l’accident,
ou plutôt un accident vu comme durée, cela peut-il être vrai ?
La liberté à ce moment (dans le sens de non prédétermination)
n’est
possible que si l’on
se situe avant, ici le réalisateur s’est
plutôt placé après pour filmer, il n’a
pas laissé beaucoup d’espace
à son personnage. En même temps, il a obtenu non pas du suspens,
de la "montée d’adrénaline",
mais de la peur. Il est rare qu 'on ait peur du noir, dans une scène
de crash.
Dépression
Un accident prend spontanément
moins de sens qu’une
catastrophe, il revient au hasard et n’a
même pas la grandeur pour se justifier. On peut repenser au Titanic sans
malaise, parce que la disparition du Titanic incarne le destin. Mais un accident
n’est
pas intégré par l’histoire,
il n’est
que ce qui met brutalement un terme à l’existence
sans même se donner un halo ou une teinte (un monde qui sombre, etc.),
un accident n’a
pas de couleur ni d’éclat,
à moins que celui qui y assiste ou y pense choisisse de lui en donner,
bien-sûr, mais ici cela n’est
pas le cas. La chute, le crash est provoqué par une force extérieure,
la tempête, qui exécute et fait sombrer l’avion.
Chuck n’a
rien pu faire, mais à ce moment, il n’a
pas non plus l’énergie
du résistant, il est comme on l’a
vu décoller : troublé peut-être, presque triste. En
position de faiblesse, d’abandon.
La tempête n’est
pas un mouvement qui viendrait contredire l’élan
audacieux qui habite Chuck et son entreprise, comme une Nature des Dieux mythologiques
punissant l’homme
de son impudence et reprenant ses droits, isolant le héros le plus orgueilleux
sur un lieu désespérément, infiniment ouvert pour qu’il
reprenne sa petite taille et qu’il
repense ses rapports à Elle. Sans être non plus la manifestation
d’un
souhait ou d’un
besoin inconscient de Chuck, la tempête ne se voit pas opposer de réelle
résistance. Remarquons le regard sur l’événement,
qui, imperceptiblement, en choisissant de tout voir, ou de sélectionner,
donne une autre réalité à ses personnages. Ce qu’on
ne voit pas des personnages c’est
ce que leur profondeur exige - quand tout est étalé, il n'y a
plus de relief —, ce qui n’existe
pas. Des non-dits, non-vus plutôt, et des vrais creux, les deux toujours
différemment conjugués. En résumé : on assiste
à des épisodes choisis du vol jusqu’à
la chute. Parce que cela n’est
qu’un
accident (avec l’enjeu
qui lui est propre, comme ce qui ne peut pas être dans la durée,
ce qui est déterminé par l’après),
que la mise en scène a préféré miser sur le réalisme,
l’effrayant,
que sur le suspens, mais aussi pour des raisons internes au personnage. Contrairement
au début, où il était introduit comme l'aboutissement et
le maître d’œuvre
de toute cette fluidité, Chuck n’est
plus dans la transparence. Il ne pouvait plus être filmé avec continuité
pendant l’accident,
ou montré ingénieux et actif. On peut objecter : si le réalisateur
a voulu, pour l’intensité
de l'émotion dramatique, rendre la scène réaliste, il ne
pouvait que nous faire voir Chuck dans cette position de faiblesse, sans qu’elle
sous-entende de la passivité. C’est
vrai, mais pour en revenir aux "creux" des personnages qui ne sont pas que des
non-dits, il me semble qu’on
aurait pu lui donner plus de chances, ou le montrer dans une autre position
qu'à genoux cherchant de manière presque infantile son cadeau
au lieu de mettre sa bouée. Il est sous les ordres des stewards, qu'il
n'est pas capable de suivre.
Robinson sans Vendredi
Trempé, effrayé, flottant
sur l’eau,
miraculeusement sain et sauf dans son canot gonflable en plastique, et surtout
entouré de quelques précieux objets, Chuck passe sa première
nuit seul au monde. Pendant cette nuit, son radeau échoue sur une île,
il va heurter un rocher. Il fait sécher ses vêtements, se recouvre
pour dormir des restes de son canot. Il est épuisé, il ne se doute
pas qu’il
va passer quatre ans sur la même plage, qu 'il ne parlera à absolument
personne. Mais nous, qui savons ce qui l’attend,
ne le verrons nous donc plus parler ? Ou bien le réalisateur va-t-il
introduire des monologues, pour le faire s’exprimer,
à la manière des tragédies grecques ? Chuck est tout
de suite confronté au problème de la survie. L’ingéniosité
vitale à laquelle il doit avoir recours l’oblige
à retourner aux sources de l’humanité
dans un sens tout particulier. Seul au monde n’est
pas le fantasme imagé d’un
retour aux origines, à aucun moment ne peut être envisagée
la possibilité d’un
retournement par lequel Chuck se mettrait à apprécier son nouvel
état. Du début à la fin, il ne veut qu’une
chose : rentrer. L’île
ne représente jamais une alternative. En fait, le film ne propose de
préférer ni l’utopie,
illusoire, de la communication parfaite, ni l’idylle
de la vie sur l'île déserte, une fois trouvés les moyens
d' y survivre. Chuck ne voit jamais la beauté de l'île, sa poésie,
il ne la contemple pas, n’écoute
pas son silence. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire. Peut-être
Chuck a-t-il un seul regret à la fin, au moins un doute, lorsque sur
le radeau qu’il
a fabriqué, il se retourne pour regarder une dernière fois sa
prison à ciel ouvert, en fait, c’est
d’ailleurs
la première fois qu’il
la voit, de loin. Mais son regard n’est
pas vraiment déchiffrable.
En salle d'attente
Pendant son long séjour forcé
en tout cas, Chuck ne pense qu’au départ. Sa vie sur l' île comporte
deux moments : le début, les premiers "contacts" où Chuck
prend conscience de sa situation, le désespoir latent, l’exercice
de la survie ; puis, quatre années plus tard, Chuck, tel qu’il
est devenu : au spectateur de voir la métamorphose nécessitée
par l’adaptation.
(sa silhouette même est méconnaissable puisqu’il
a perdu quelques kilos, revêt une tenue plus appropriée aux circonstances,
et surtout, porte une longue barbe, qui le fait ressembler à un personnage
mythologique, avec ses boucles dorées et ses traits à peine discernables.)
Toutefois Chuck n’est
pas devenu un autre, puisqu’il
a toujours la même intention : partir.
Des bouteilles à la
mer
On voit d’abord
défiler les premiers jours, pendant lesquels Chuck se rend compte de
son malheur, ne parvient pas à subvenir aux besoins les plus simples,
explore l’île
espérant en vain y trouver des ressources ou surtout des hommes, lance
des appels au secours, crie, parle, ne sait comment être, exister avec
son seul corps comme compagnon. Pas une bête, pas un homme, pas un écho.
Pourtant, il continue de recevoir des objets, et l’île
est bien un lieu ouvert : de la mer, des paquets de la Fedex tombés
à l’eau
avec l’avion,
qui suivent leur maître, et un mort. Du ciel, des noix de coco.
Cette île, donc, est bien
un monde totalement ouvert, comme point elle est entourée d’espace,
de tous côtés ; elle représente en même temps
le comble de la fermeture. Ce paradoxe est traditionnellement angoissant :
comme dans La ligne rouge, l’enfermement
est transmis avec une violence extrême dans des lieux où le monde
semblerait absolument ouvert, là où la nature est immaculée,
vierge. A cet endroit la beauté et le désespoir se répondent,
ils semblent même se nourrir ironiquement l’un
de l’autre.
Cette situation est propice au cinéma, et le réalisateur est tout
désigné pour participer à ce jeu de rapports entre l’espace
et l’enfermement.
Chuck est abandonné à lui-même sur un lieu jamais piétiné
par les hommes, où il n’a
aucune ouverture à l’autre.
C 'est justement parce qu’il
n’a
aucun interlocuteur, personne en face de lui, que Chuck est privé de
son intimité, il est condamné à l’extériorité
car la différence qui surgit dès qu’il
y a un autre a disparu. Or le seul regard qui le fait exister, finalement, la
seule chose qui le rend présent, c’est
l' œil de celui qui le filme, mais qui, comme lui ne le sait pas et ne peut
pas lui répondre, au lieu de lui offrir une présence, ne peut
que le priver encore plus de son intimité. Le travail de Chuck sur l’île,
est donc essentiellement de reconstituer un monde humain, de reconstruire, à
l’extérieur,
l’intériorité,
de créer un interlocuteur. Est-il paradoxal que pour avoir une âme,
on ait besoin de l’altérité ?
Mais il est impossible d' exister tout seul, on commence par se définir
par ce qu’on
n'est pas.
Il s’agit
donc de reconstituer un univers humain, c’est
à dire symbolique, ce à quoi Chuck s'emploie pendant tout son
séjour. Et cela passe par des rituels, comme celui des funérailles
quand il enterre le cadavre du steward qui échoue sur la plage quelques
jours après l’accident.
Il ne devient jamais sauvage, même quatre ans après, il est tout
aussi respectueux des cérémonies, et l’importance
qu’il
attache aux symboles est son véritable salut. Le rapport aux objets est
ainsi fondamental jusqu’au
bout : ils servent de médiation avec le monde (on peut penser aux
cassettes vidéos qu’il
reçoit dans les colis trempés de la Fedex, et qui renvoient simultanément
et de façon troublante à nouveau au film lui-même, comme
si le réalisateur se jouait de sa puissance). Ils sont vitaux, parce
qu'ils relient, mais comme tels, comme purs matériaux ils ne suffisent
bientôt plus : ce qui leur manque, c’est
un visage. L’objet
devient dès lors ce à quoi il renvoie, et comme le visage de Kelly
sur la montre, Chuck a besoin de se créer un objet, mais qui soit le
produit de sa propre imagination, un substitut de visage humain. Il crée
donc Willy, lorsqu'après s’être
une fois de plus blessé, il dessine des traits grossiers d'homme sur
un ballon de rugby, un de ces objets qu’il
a gracieusement reçus de la mer. Dès lors, il ne quitte plus cet
ami imaginaire et taciturne, substitut du Vendredi de Robinson, et on peut dire
que c’est
grâce à lui qu’il
ne devient pas fou. C 'est en tout cas grâce à lui qu’il
continue d' exister pour nous, que l' on peut assister à sa vie psychologique :
il lui parle. Lorsque Chuck parvient à quitter l’île
sur son radeau, il est ballotté par le courant, renversé, risqu

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