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Sommaire :
L'auteur
Le film
L'Italie, de Renoir à Pirandello
Les trois femmes
" La Seine, le fleuve ? La scène, le théâtre ! "
L'auteur
Le film
L'Italie, de Renoir à Pirandello
Les trois femmes
" La Seine, le fleuve ? La
scène, le théâtre ! "
L’auteur
Jacques
Rivette est né à Rouen le 1er février
1928. Rien, dans son éducation bourgeoise (son père
est pharmacien), ne le prédisposait particulièrement
à devenir cinéaste. Pourtant il commence très
tôt à voir des films, et il est notamment marqué
par une comédie américaine de Gregory La Cava, My
Man Godfrey (sorti en 1936),
qu’il découvre avec sa sœur et ses parents lors d’un voyage
à Paris.
Mais c’est au sortir de la guerre que Rivette rencontre véritablement
sa vocation, grâce au Journal de tournage de La
Belle et la Bête que publie Jean Cocteau.
Entre juin 1945 et août 1946, Cocteau retrace, jour après
jour, l’épopée d’un film entrepris après la
Libération, dans un récit d’apprentissage qui est
aussi une sorte d’exercice spirituel : " Il serait
fastidieux de noter chaque soir : j’ai tourné mes sept
plans. J’ai terminé telle ou telle scène.
L’essentiel est de faire comprendre aux jeunes qui me liront un
jour que l’héroïsme est la condition même du poète,
que le poète n’est qu’un domestique aux ordres d’une force
qui le commande, et qu’un véritable domestique n’abandonne
pas son maître et l’accompagne jusqu’à l’échafaud. "
Bravant tous les obstacles (rationnement de la pellicule, grondement
des avions au milieu des prises, accidents des comédiens,
caprices du ciel, maladies de Jean Marais et surtout de Cocteau
qui interrompent le tournage), le tournage de La Belle et la
Bête est l’occasion pour Rivette de découvrir l’expérience
concrète de la mise en scène. C’est peu de temps après
cette lecture qu’il tourne son premier court-métrage dans
les rues de Rouen, et qu’il annonce à ses parents (désapprobateurs)
sa décision de rejoindre la capitale pour devenir cinéaste.
Jacques
Rivette arrive à Paris à la fin de 1949. Très
vite, il fait la connaissance d’une bande de cinéphiles qui
seront ses futurs compagnons au sein de la Nouvelle Vague :
Maurice Schérer (futur Eric Rohmer), François Truffaut,
Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, mais aussi Suzanne Schiffman, Jean
Douchet, Jean Domarchi, dont on retrouvera les noms aux génériques
des futurs films de la bande ou sous la couverture jaune des Cahiers
du cinéma, fondés en avril 1951.
Ses premières années parisiennes, Rivette les passe
à voir des films, tous les films, souvent plusieurs
fois de suite (à la Cinémathèque et dans les
salles du Quartier Latin), à en parler dans les cafés
avec le groupe de ceux qu’on surnommera les " jeunes Turcs ",
puis à écrire sur ces films dans des revues comme
La Gazette du Cinéma (fondée et dirigée
par Schérer).
Le premier article publié par Rivette porte un titre retentissant,
et prémonitoire ; il sonne comme le manifeste d’une
génération marquée par l’expérience
de la guerre : " Nous ne sommes plus innocents ".
A cette époque, Rivette et ses complices défendent
déjà des metteurs en scène (souvent méprisés
par la critique) qui deviendront ensuite des piliers de la " politique
des auteurs " : Hitchcock, Renoir (et ses " films
américains "), Wells, Fritz Lang, Rossellini. Très
vite aussi, Rivette se met à faire des films (Godard dira
plus tard que, de tout le groupe de la Nouvelle Vague, Rivette était
le plus audacieux) : Le Coup du Berger, court-métrage
tourné en 1956, est le premier film de la Nouvelle Vague,
un vrai film de " bande " (co-écrit avec
Chabrol et Truffaut, tourné dans l’appartement de Chabrol,
il lance le jeune Jean-Claude Brialy) qui fait découvrir
au public ces jeunes metteurs en scène désireux, comme
le racontera plus tard Eric Rohmer, de se lancer " à
la conquête du cinéma ".
Au
moment où, avec la sortie des Quatre cents coups et
d’A bout de souffle, la Nouvelle Vague est lancée,
Rivette tourne son premier long métrage, Paris nous appartient.
Le tournage, qui durera presque deux ans, dans des conditions épiques
qui n’ont rien à envier à celui de La Belle et
la Bête, est le début d’une " méthode "
que Rivette ne cessera d’approfondir, et surtout de radicaliser,
jusque dans ses films les plus récents : méthode
qui consiste à accueillir l’aventure qui peut surgir à
l’improviste (une formule, attribuée à Rivette, la
résume en ces termes : " un film raconte l’histoire
de son tournage "), à faire une certaine part à
" l’improvisation ", et à faire du danger
une composante essentielle de la mise en scène (" Là
où est le péril, là grandit aussi ce qui sauve "
s’exclame Pierre (Jacques Bonnaffé), dans l’une des dernières
scènes de Va savoir, au moment du duel sur les cintres
du théâtre).
La " mise en scène " est le terme mystérieux,
l’énigme propre au cinéma de Jacques Rivette. Cette
notion, héritée du théâtre, mais qui
s’en distingue, résume en quelque sorte l’équilibre
même de son art : équilibre entre la nécessité
de l’idée et la contingence de la liberté. Cette question,
apparemment abstraite, Rivette ne cesse depuis son premier film
d’observer son devenir sur la scène d’un théâtre.
C’est le sujet même de Va savoir, qui, en ce sens,
est comme la quintessence de l’oeuvre rivettienne.
Le
film
Après
trois années passées en Italie, Camille (Jeanne Balibar),
jeune comédienne française d’une trentaine d’années,
rentre à Paris avec la troupe de théâtre dirigée
par l’homme dont elle partage la vie, Ugo (Sergio Castellitto).
Ils s’apprêtent à donner une série de représentations
en langue originale de Come tu mi vuoi (Comme tu me veux)
de Luigi Pirandello, au Théâtre de la Porte Saint-Martin.
Ce doit être le début d’une grande tournée européenne.
Camille semble fébrile : elle oublie son texte, arrive
en retard, et refuse de répondre aux questions d’Ugo. En
fait, elle est troublée par le souvenir d’un ancien amant,
Pierre (Jacques Bonnaffé), un professeur de philosophie avec
qui elle a rompu avant son départ pour l’Italie car leur
relation passionnelle et la jalousie de Pierre l’empêchaient
de vivre sa vocation d’actrice. Camille doit-elle revoir Pierre
et l’inviter à venir la voir jouer au théâtre ?
Elle décide finalement d’aller lui rendre visite, et fait
alors la connaissance de sa nouvelle femme, Sonia (Marianne Basler).
Pendant que Camille tente de faire la paix avec son passé,
Ugo, préoccupé par les problèmes d’argent qui
menacent l’avenir de la troupe, se lance à la recherche d’un
manuscrit inédit de Goldoni dont la découverte pourrait
bien les sauver tous. Au cours de son enquête, il rencontre
une ravissante jeune fille, Dominique, dite Do (Hélène
de Fougerolles), qui, d’abord par jeu, puis par amour, l’aide dans
ses recherches. Do est la belle-fille de l’héritier d’un
mécène qui, au XVIIIe siècle, finança
Goldoni. Dans sa bibliothèque, parmi les livres rares et
les manuscrits inconnus, se cache peut-être le " Destin
vénitien " que Goldoni écrivit à
Paris.
Mais, dans la bibliothèque rôde souvent Arthur, le
demi-frère de Do qui, aussi silencieux qu’un chat, s’introduit
parmi les éditions rares pour les revendre. Arthur est un
joueur, un voyou sans scrupules que le hasard conduit à rencontrer
Sonia, et à la séduire, à la seule fin de lui
dérober la très précieuse bague qu’elle porte
au doigt, souvenir de ses anciennes amours avec un cambrioleur.
Sonia retrouvera-t-elle sa bague ? Pierre retrouvera-t-il son
ancien amour ? Ugo préférera-t-il la brune Camille,
ou la blonde Do ? Sonia et Camille seront-elles amies, ou rivales ?
A l’issue d’un chassé-croisé mystérieux et
amoureux, Camille retrouvera Ugo, Pierre retrouvera Sonia, Sonia
retrouvera sa bague, Ugo retrouvera le manuscrit de Goldoni, Do
et Arthur découvriront l’amour. Ainsi, tous seront sauvés.
L’Italie,
de Renoir à Pirandello
Va
savoir est l’adaptation lointaine du Carrosse d’Or de
Jean Renoir, dont l’héroïne principale, Camilla (interprétée
par Anna Magnani), était une actrice partagée entre
l’amour qu’elle portait à trois hommes, qu’elle finissait
par abandonner pour se consacrer à sa vocation : le
théâtre. Ainsi le film renoue-t-il d’une certaine manière
avec une filiation qui fut, pour Rivette et la Nouvelle Vague, cruciale.
En témoigne notamment Jean Renoir le Patron, documentaire
de Rivette (tourné en 1966) qui rend hommage à son
maître, avec qui il fit d’ailleurs ses premiers pas (Rivette
fut stagiaire sur French Cancan, autre film de Renoir dont
les dernières séquences ont sans aucun doute (au moins
inconsciemment) inspiré le finale de Va savoir).
Mais
Le Carrosse d’Or, film qu’on pourrait qualifier d’" art
poétique " renoirien, recherche le secret même
de la mise en scène à travers l’origine du théâtre :
la pantomime, le cirque, l’art italien de la commedia dell’arte.
C’est cette Italie rêvée par Jean Renoir qui inspire
Rivette dans Va savoir, et il lui adjoint un autre auteur
qui, dans sa jeunesse, l’a beaucoup marqué : Luigi Pirandello.
Come tu mi vuoi, pièce dans le film, est comme un
écho à l’histoire de Camille : ainsi " l’Inconnue ",
héroïne de la pièce de Pirandello, recherche-t-elle
sa propre identité, qu’elle a oubliée ou refoulée,
et tente-t-elle de vivre " une vie nouvelle ".
On pourrait dire que, de manière analogue, Camille, de retour
dans son pays natal, doit s’inventer une vie nouvelle en conjurant
la menace des fantômes de son passé. Va savoir
est donc un récit d’apprentissage qui, comme toujours chez
Rivette, mais encore plus dans son dernier film, passe par l’itinéraire
d’une femme.
Les
trois femmes
Car,
dans Va savoir, ces femmes sont désormais trois :
la jeune fille, Do, en laquelle Rivette, depuis Paris nous appartient,
projette toujours son propre roman d’apprentissage ; la " femme
de trente ans ", Camille, personnage inédit dans
l’oeuvre rivettienne ; enfin l’ex-arnaqueuse, Sonia, qui a
derrière elle un passé de voleuse et de marginale
en lequel on peut retrouver le souvenir des héroïnes
rivettiennes des années soixante-dix (Céline et
Julie vont en bateau, Out 1, Duelle, Merry-Go-Round).
La jeune fille est encore trop une " sœur ",
ou une " petite fille ", pour être vraiment
une femme (telle Anne dans Paris nous appartient) ;
enfin Camille et Sonia devront cesser d’être des " revenantes "
(c’est-à-dire des créatures obsédées
par les fantômes du passé : fantômes de
leurs anciens amants, et de leurs anciennes, ou futures, rivales)
pour devenir vraiment des femmes.
Dans Va savoir, la femme de trente ans a passé l’épreuve :
de l’exil (" je suis chez moi "), du langage
(" je suis dans ma langue "), du passé
(" je ne suis coupable de rien "), du théâtre
(" j’aime faire ce métier "). Et ce qui
est nouveau, dans Va savoir, c’est que les femmes sont désormais
capables d’établir un pacte d’alliance et de s’entraider
(alors que, jusqu’à Secret Défense, le précédent
film de Rivette, elles demeuraient avant tout rivales).
" La
Seine, le fleuve ? La scène, le théâtre ! "
L’alliance,
ou la complicité, est un jeu, et ce jeu advient toujours,
chez Rivette, sur les planches d’un théâtre. Il y a
dans, dans Va savoir, plusieurs théâtres :
celui, manifeste, de la Porte Saint-Martin, où se produit
la troupe italienne ; le théâtre en chambre, dans
un grand hôtel, où le couple que forment Ugo et Camille
se met lui-même à l’épreuve ; l’école
de danse dirigée par Sonia où s’entraînent les
petites ballerines ; la bibliothèque qui pourrait recéler
la clef de l’énigme (elle est cachée, en fait, dans
la cuisine) ; et puis la ville, enfin - Paris, la Seine, le
fleuve et les toits - qui protègent, inspirent, enchantent
les personnages. C’est sur la scène du théâtre
que, lors d’un dénouement directement inspiré du finale
d’un opéra de Mozart (Cosi fan tutte ou Les Noces
de Figaro), les personnages peuvent se dire, enfin, sauvés.
" Sauvés ! La troupe est sauvée, le
théâtre est sauvé, le monde est sauvé !
Nous sommes sauvés. " Dans l’œuvre de Rivette,
il faut entendre ce mot, " sauvés ",
littéralement : là où, sur les planches
du théâtre, grandit le péril, là grandit
aussi ce qui sauve. Ce dernier mot a la sonorité allègre,
mozartienne, des plus grandes œuvres.

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