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Il est déjà trop tard, puisque cette
phrase est entamée, pour prétendre que nous n’allons
pas chercher à donner un sens à Mulholland Drive.
Au Diable les empêcheurs d’interpréter en rond, au Diable
David Lynch lui-même, et son " Silencio !"qui
sonne comme un mot d’ordre, une injonction de laisser l’œuvre à
son hermétisme de boîte bleue dont la clé aurait
été perdue. Il est trop tard. La clé veut la
boîte, comme la boîte veut la clé, et tant pis
si c’est pour y sombrer. Tant pis si c’est courir le risque de quitter
le monde de la poésie pour se réveiller dans le monde
de la prose. Tant pis si c’est pour s’endormir en nous-mêmes,
et oublier ce que nous cherchions à expliquer.
Et d’abord :
qui est Jennifer Syme ?
Jennifer Syme, 1972-2001.
Morte à 29 ans si le compte est bon. C’est à elle
qu’est dédié, au détour du générique,
Mulholland Drive.
On imagine une histoire
sordide ordinaire, la plus ordinaire des histoires d’Hollywood.
Cette histoire a déjà été trop racontée,
on se demande ce qu’il y aurait encore à en dire. L’action
se passe à Los Angeles, ville-Baal, dévoreuse d’âmes du
monde moderne, où les rêves de puissance des adolescents
viennent se briser avec la violence d’un accident de voiture: une
petite blonde arrive de sa province, de la lumière plein
les yeux, avec des rêves de gloire. Très vite commence
la désillusion et la galère. Petits boulots, serveuse,
à la limite de la prostitution, une blonde interchangeable.
Elle n’arrive jamais a décrocher le grand rôle, racontant
à qui veut l’entendre que les auditions sont truquées,
que les producteurs ont déjà choisi, que le talent
n’est jamais reconnu, que seul compte la taille des seins, et les
relations bien placées. Elle rencontre une femme, brune,
avec qui elle a une histoire d’amour. C’est une rencontre, et pas
une rencontre en même temps : côté prose,
c’est la voisine, la même qu’elle sauf qu’elle est brune.
Côté poésie, c’est une femme de rêve,
belle comme une star des années soixante, celle qu’elle voudrait
rencontrer, qui n’est autre que celle qu’elle voudrait être
elle-même. Quoi qu’il en soit, l’histoire tourne mal. Tourne
au cauchemar même : c’est la brune qui décroche
les premiers rôles, puis qui séduit le réalisateur
et va l’épouser et ils auront beaucoup d’enfants, dans une
incroyable maison californienne. C’en est trop pour elle :
Jennifer – ou Diane ? ou Betty ? qu’importe en fait –
commence par menacer son amante de la dénoncer à la
police, pour avoir obtenu son rôle grâce à des
mafieux, et va jusqu’à la menacer de mort, " I
hate you. I hate us both ". Puis, au comble du désespoir,
elle passe un contrat avec un petit malfrat local pour la faire
effectivement tuer. La boîte de Pandore est ouverte :
les angoisses s’emballent, la police la recherche, la tristesse
la dévore, l’image de ses parents, des espoirs qu’elle trahit,
du grand public qu’elle n’atteindra jamais, tout cela la poursuit.
Un soir de délire, elle se suicide. A côté de
son cadavre, on retrouvera une mystérieuse clé bleue.
Il en restera une ligne dans le journal, à la rubrique fait
divers.
Mais un ange veille
sur Jennifer. A moins que ce ne soit un démon à qui
elle a vendu son âme. Un diable qui lui a promis d’accomplir
son "voeu le plus cher". Alors même qu’elle meurt,
et que sa tête se pose sur l’oreiller rose bordé d’une
couverture verte – c’est la toute première séquence
du film, juste après l’incroyable rock & roll sur fond
violet, on entend sa respiration lourde et douloureuse – alors même
qu’elle meurt, elle rêve une vie autre : celle qui aurait
pu être, celle que vivra peut-être celle qui viendra
après elle, ou qu’ont vécue certaines de celles qui
sont venues avant. Ou peut-être, plutôt qu’un rêve,
c’est la vie nouvelle dans laquelle elle s’éveille après
avoir traversé le Styx – ou est-ce le Tartare, l’Achéron,
le Léthé ? Qu’importe là encore. Mais
elle le dit, quel que soit le sens dans lequel elle l’a traversé :
d’Ontario ou d’ailleurs, elle vient de " Deep River".
Dans cette nouvelle
vie s’accomplissent ses rêves de toute-puissance. Une puissance
telle qu’elle ne s’accompagne même pas d’une quelconque volonté
de puissance, qui serait encore la trace de l’impuissance. Rien
de tel. C’est en préservant sa candeur initiale qu’elle franchit
toutes les étapes. Elle passe un casting de rêve, qui
la mène au réalisateur de ses rêves, qui l’aurait
choisie alors même qu’il cédait aux pressions des producteurs,
et elle se paye le luxe de le délaisser pour la femme qu’elle
aime vraiment. Elle ne corrompt pas, elle, son amitié, pour
des raisons de carrière. Quant au réalisateur, il
paye cher les humiliations qu’il lui a fait subir dans sa vie précédente.
Cela ne lui serait pas arrivé, s’il avait réfléchi
un instant, vraiment réfléchi avec sincérité,
plutôt que de toujours faire le malin. C’est ce que lui dit
le cow-boy : " un homme doit subir les conséquences
de son comportement". Le cow-boy qui est à la fois le
maître de l’illusion, le messager (l’ange) qui passe d’un
monde à l’autre, et en même temps, l’image de l’authenticité
(de pacotille), le franc-parler, la campagne contre la ville, l’enfance
(le Montana de l’enfance de Lynch).
Tout se passe ici
au conditionnel, comme quand les enfants se racontent une histoire,
et qu’à chaque étape ils apportent une nuance qui
fait gonfler encore le plaisir : " et il se passerait
ça, et puis il se passerait ça, et puis en fait il
se passerait ça… ", comme Huckleberry Finn rêvant
sur la peine qu’auront les adultes quand ils le trouveront mort,
et finissant par assister à son propre enterrement.
" Et
j’aurais eu une tante, qui travaillait dans le cinéma, et
qui aurait eu un superbe apartement sur Sunset Boulevard. Et elle
me l’aurait prêté. Mais elle n’aurait pas été
là. Et dans l’apartement, il y aurait eu Camila. Elle aurait
échappé à ses meurtriers. Pas ce looser
que j’ai payé pour la tuer, non, des vrais bandits de cinéma.
Mais ils l’auraient ratée, et elle, elle aurait perdu la
mémoire, et elle serait complètement dans ma dépendance.
Mais je n’en abuserais pas, ce serait la vraie amitié. Et
on vivrait une histoire de cinéma. Mais en même temps,
je poursuivrais ma carrière. On enquêterait sur son
passé. Je l’aiderais à retrouver ce qu’elle a oublié.
Et ce qu’elle a oublié, c’est que je l’aimais. Et je l’emmènerais
chez moi, et là elle verrait : elle verrait que je me
suis tuée pour elle. Et elle comprendrait que c’est elle,
en fait, qui m’a tuée, et pas le contraire. Alors c’est elle
qui voudrait être comme moi, pour se faire pardonner, pour
disparaître. Et elle m’aimerait. Et on ferait l’amour."
Le film est construit
en boucle. Sa discontinuité permet d’introduire dans sa linéarité
une circulation. On passe de la mort à la vie, de la prose
à la poésie, de l’enfer au monde réel, de la
fiction à la réalité, de la blonde à
la brune, et de la brune à la blonde, comme dans la " Ligeia"
de Poe, sans savoir jamais vraiment d’où l’on vient ni où
l’on va, tout en comprenant que l’on circule. Comme une recherche
d’un temps perdu où l’on ne retrouve à la fin… qu’une
autre perte. On assiste à une réincarnation réciproque :
lorsque Rita (la brune) disparaît dans le cube bleu, elle
se réveille/elle passe (ou ce qu’on voudra, mais en tout
cas, c’est la séquence d’après) dans le corps de Diane.
"Time to wake up, pretty face !" Lorsque Diane, à
son tour, se suicide, sur son lit rose à couverture verte,
la connexion s’établit avec la toute première séquence
du film, où sur fond de respiration rauque, la caméra
plonge dans le coussin du lit rose à couverture verte, pour
nous amener… sur le visage de Rita, dans la voiture, juste avant
l’accident qui lui fait perdre la mémoire. Ainsi, d’une certaine
manière, lorsque Rita (réincarnation de Diane) rencontre
Betty, elle se rencontre elle-même, comme cela sera rendu
manifeste quand elle mettra la perruque blonde. Betty n’étant
elle-même qu’une modalité de Diane, dans l’innocence
première de son arrivée à Los Angeles (qui
n’a jamais aussi bien mérité son nom). C’est pourquoi,
au moment qui devrait être celui de la résolution,
au moment d’ouvrir ensemble, enfin, la boîte bleue, Betty
disparaît, " Donde estas ?" puisque la
clé du mystère, c’est qu’elles ne sont qu’une et même
personne, comme dans un rêve, où le rêveur, à
la fois acteur et spectateur, est simltanément tous les personnages
de son rêves, ou, comme on voudra, où tous les personnages
sont autant de modalités de soi-même. Lorsque Rita
plonge dans Diane, c’est donc elle-même qu’elle retrouve,
celle qu’elle fut : tel est ici le mystère de la boîte
bleue, qui lui rend la mémoire – au prix d’une métamorphose
intégrale qui est un nouvel oubli - et la ramène à
celle qu’elle fut : Diane. Diane qui elle-même, en se
réincarnant après sa mort, se réincarne en
celle qu’elle aimait et qu’elle voulait être : Rita.
Car après tout, ne rêvons-nous pas tous d’être
Rita ? Enfin, et on s’arrêtera là mais on pourrait
sans doute continuer, lorsque Camila fait souffrir Diane, presque
avec sadisme, c’est tout aussi bien Diane elle-même - réincarnée
en Betty, re-réincarnée en Camila - qui se venge de
Camila-Rita, à ce moment là incarnée en Diane…
La réalité
a la teinte de nos rêves, de nos fantasmes, de nos angoisses.
Mais nos rêves ont aussi la dureté du réel.
Nous ne sommes pas plus maîtres d’eux que de la réalité.
Dans le rêve de Betty-Jennifer-Diane, Rita-Camila se réveille.
C’est elle alors qui prend la direction des opérations. Mais
c’est encore dans le rêve de Diane, qui, pour accomplir son
amour pour Camila, doit lâcher prise, doit lui laisser reprendre
son autonomie, cesser d’en faire la simple marionnette de ses fantasmes.
Au tour donc de Camila d’emmener Diane sur le lieu où elle
aura la révélation d’elle-même : au " Silencio",
où, dans son propre rêve, tremblant de tous ses membres,
elle comprend que " No hai banda", que tout cela
n’est qu’une illusion. " Je pleure d’amour". L’espace
d’un instant, comme Orphé retrouvant Eurycice aux Enfers,
les contradictions du désir sont tenues ensemble, dans une
catharsis commune qui unit enfin Camila et Diane. Mieux que par
la masturbation, avec laquelle on fait ce qu’on peut, mais qui est
simultanément une frustration. Mais cette union, elle aussi,
ne peut que les re-séparer aussitôt, puisqu’elle advient
dans la reconnaissance de l’illusion commune dans laquelle elles
sont plongées. " Il n’est pas de orchestra !"
Comme pour l’homme du Winkie’s, la catharsis n’est jamais tout à
fait possible, et en allant chercher mes peurs, parfois… je les
trouve ! Surprise ! Chacune essuie ses larmes dans son
coin, comme on se sépare après l’amour. Il est bientôt
temps de rentrer, "Hey, pretty face, time to wake up !".
Temps pour les fantômes de rentrer dans leur boîte,
et de laisser la tante tranquille dans son apartement, pardon pour
le dérangement et merci pour tout. Temps pour les spectateurs
d’avoir la clé de la première partie du film, la partie
héroïco-poétique, en voyant la seconde, la partie
tragico-sordide, qui, a son tour éclairera la première,
tout en la compliquant, et en se compliquant elle-même par
voie de conséquence. Comme deux amants s’éclairent
et se compliquent mutuellement. Comme le cinéma éclaire
et complique la vie, qui éclaire et complique le cinéma,
" C’était exactement comme maintenant, seulement
la lumière qui était différente". Comme
l’interprétation complique le silence de l’œuvre, mais permet
de l’entendre, dans son silence même. Temps pour les spectateurs
de rentrer chez eux. A eux de voir quelle salle est plus étroite,
de leur vie ou de la fiction. Temps pour mes patients lecteurs de
retourner voir le film, s’ils ne me croient pas. Alors, ils verront
le cow-boy "deux fois". Parce que le cow-boy, en vérité,
c’est moi !

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