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Quand on met une balle au bout d'un élastique, si on la chasse bien loin de soi avec une raquette de bois dur, on a beau avoir la force d'un athlète et taper fort, elle reviendra. Il en est de même au cinéma: ces messieurs y vont de toute leur force pour jeter aux yeux des spectateurs tous les poncifs en vogue, la bagarre, la drogue, le sexe, la corruption, les affaires et la sacro-sainte réussite, mais quand un véritable artiste tourne le dos à ces conformismes, la balle revient à toute vitesse et le public heureux s'émeut de découvrir tout ce qui lui manquait. Mais il faut être un artiste. La balle en retour doit frapper la cible en plein centre. Ce que sait faire Jean-Pierre Jeunet.
Pour dire les choses avec la sincérité d'un premier
regard qui ne doit rien à l'intellect, il semble que Jeunet nous conduise sur
les chemins de la vie la plus quotidienne, la plus banale, mais il y place,
comme un lapin de Pâques pour adultes, des bouquets de rêverie et de fantaisie
qui font du bien. C'est un ourson dans les nuages, un nain de jardin posant
devant le Kremlin, un souffleur de vérité caché dans le soupirail d'une vieille
maison ou bien simplement une cabine téléphonique qui sonne toute seule ou encore
une main qui s'enfonce dans un sac de graines. Ce sont aussi des aventures étranges,
des rencontres de hasard, une poursuite rocambolesque, des photos qui s'animent,
une télé qui lit les rêves, tout un monde merveilleux.
Mais allons plus loin, le propre du chef-d'œuvre
étant de toujours cacher un autre tableau dans le tableau. La fantaisie se trouve,
en effet, en surimpression de l'histoire d'une jeune fille psychologiquement
très abîmée par des parents maniaques. Elle a failli ne pas pouvoir vivre tant
elle a dû se réfugier dans le rêve. Lorsque, enfin, le hasard car il est
venu au bon moment avec une charmante ironie l'aide à sortir d'elle-même,
à s'intéresser aux autres, on découvre avec elle qu'il y a dans nos villes beaucoup
de victimes du rêve, les uns parce qu'ils sont cadenassés en eux-mêmes par une
rêverie trop forte qui les isole, les autres, au contraire, parce qu'ils sont
paralysés par un réel sec où leur âme s'étiole. C'est que Jean-Pierre Jeunet
n'est pas seulement un dandy facétieux accrochant des sourires aux poignées
de la vie, mais aussi un grand observateur qui a compris que nous ne savons
plus rêver. Les faiseurs d'argent nous construisent des villes où nos gestes
sont réglés par des machines idiotes. Compostés par une borne bête, happés par
un escalier électrique, balancés d'un guichet clignotant à un distributeur digital,
mangeant au lance-pierres: la vie moderne cherche à pratiquer sur nous l'ablation
du rêve et de la fantaisie.
Alors, selon les cas, ils s'amenuisent et disparaissent
comme chez les parents d'Amélie ou s'enferment dans le secret du cœur, comme
chez leur fille. Mais ce trop ou ce trop peu de rêve et de fantaisie ont le
même résultat: des âmes souffrant d'un mal qu'on peut nommer le syndrome de
la rêverie brimée. Et Jeunet allie très bien la fantaisie de son langage filmique
avec les ravages du syndrome, suscitant en nous, par là, une méditation qui
oscille longtemps comme un écho entre les deux parois du trop et du trop peu.
Bien entendu, il y a toute une intrigue derrière
ce tableau: la série d'aventures d'une héroïne qui ressemble aux héros des contes
de fées. Dès qu'elle décide, en effet, de commencer sa quête du bonheur, elle
rencontre une longue série d'obstacles à surmonter, obstacles qui semblent recréer
tout le système d'opposants et d'adjuvants de nos vieux contes. Ce n'est pas
le lieu de les détailler ici. Soulignons simplement le plus important: avec
un sens psychologique d'une grande finesse, Jeunet a choisi pour principal opposant
l'envie de la jeune fille elle-même de faire le bonheur des autres avant le
sien propre. Elle a encore en elle le désir très enfant de sauver l'humanité.
L'intrigue est donc d'une grande simplicité de
principe quoique d'une grande richesse en épisodes: l'amour est toujours attendu
et toujours différé depuis l'une des premières scènes qui montre le besoin frustré
de la petite fille d'être embrassée par son père jusqu'au baiser final du héros
et de l'héroïne heureux. Infiniment tendre, infiniment délicat, ce baiser.
Ceci dit, Jeunet envoie de nombreux clins d'œil
à l'histoire des arts. Le meilleur est sans doute le tableau de Renoir, le
Déjeuner des canotiers, qu'un vieux peintre recopie inlassablement. Il s'agit
d'une mise en abyme du film, mais d'une mise en abyme dynamique d'où partent
des conversations qui font avancer l'intrigue elle-même. C'est là, en effet,
qu'Amélie comprend qu'elle attend son propre bonheur et qu'elle trouve le courage
d'y aller. Ces conversations sont traitées avec une maîtrise qui est rare au
cinéma. En voilà un, au moins, qui a compris que pour descendre profond dans
une âme, il faut à peine l'effleurer tant elle est délicate.
Enfin, rien n'est dit sur une œuvre d'art si l'on
ne voit pas les choix techniques qui lui donnent sa forme. Ici, il y a lieu
d'admirer le choix de quelques séquences concrètes qui saisissent d'émotion
le spectateur par leur puissance symbolique. Ainsi, quand on voit un train de
dominos debout sur la tranche et qu'un doigt d'enfant culbute le premier qui
fait chuter tous les autres dans un mouvement serpentin, on voit par avance
l'enchaînement des phases d'un destin et sa victoire sur les obstacles.
Une des manies d'Amélie, c'est de faire des ricochets:
dans l'Antiquité mythique, c'eût été son attribut. Un ricochet, c'est beau,
c'est risqué, ça rebondit. Ainsi de la vie d'Amélie. Il faut à tout moment qu'elle
prenne appui sur ce monde fluide pour donner ou recevoir ce petit saut rieur,
insolite et si humain qui fait un instant de bonheur. Mais, outre l'album des
photos déchirées dont les symboles sont transparents, le plus émouvant est sans
doute la scène du train des horreurs à la foire du Trône. Amélie est assise,
immobile, dans son wagonnet. Les bruits les plus affreux l'entourent. Tout à
coup, s'approche une tête de mort et une main squelettique vient caresser son
visage. Elle sait que c'est Nino, le garçon qu'elle cherche, qui fait le squelette.
On croit cependant qu'elle va crier, reculer, s'effrayer. Eh non! Elle est calme.
Elle est bien. Elle se laisse caresser par Nino déguisé en mort. La mort, d'abord,
elle connaît; elle y retrouve le mutisme de son père, la rigidité de sa mère
et son immobilité d'enfant sage. Mais en même temps, elle y cache sa timidité
et se donne pour la première fois à l'abri de la convention de la foire. C'est
un moment de merveilleuse plénitude artistique: une scène, un récit, une émotion,
un symbole, un sens.
Mais il me semble que le véritable noyau formel
de l'œuvre est le regard. La plupart des caméras donnent quelque chose à voir
en ce sens qu'il y a un binôme, la chose à voir et votre œil qui regarde. C'est
tout. La caméra s'efface plus ou moins adroitement. Mais avec la caméra de Jeunet,
il y a davantage. Ce qu'on voit, c'est la chose à voir et le voir la chose et,
en même temps, un réseau complexe des regards posés sur le monde et même sur
l'œuvre en tant que telle. C'est, bien sûr, avant tout, le regard et les yeux
immenses, quêteurs, scrutateurs, de l'actrice, Audrey Tatou. Nous avons ensuite
d'autres regards profonds comme celui du peintre ou de Lucien (Djamel Debouse),
le garçon épicier, et puis nous avons, de bout en bout, à travers les regards
de la petite fille et celui, étonnant, du poisson abandonné dans la rivière,
tout un réseau sémantique de visions, de jumelles, de longues vues, de caméscopes,
d'appareils photo et celui, central, de ce photomaton qui fascine Nino, car
il y trouve plus d'interrogations sur la condition humaine que de documents
bruts.
Oui, que faisons-nous sur cette terre dans ce
maillage de regards? Décidément, nous avons besoin d'Amélie Poulain et de la
gaieté insolite et rebondissante de son ricochet!

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